Archives mensuelles : mars 2024

Des formes et des modèles de production transmédia : économie et récits dans le paysage numérique actuel

Compte rendu de l’article : Di Crosta, M. (2020). Des formes et des modèles de production transmédia. In F. Granjon (Ed.), Le levier des médias : Forme, format, média (pp. 147-156). MEI.

Dans un monde où les médias socio-numériques bouleversent les pratiques narratives traditionnelles, la narration transmédia émerge comme une forme innovante de production. Mais quels sont les enjeux et les défis posés par cette forme de production narrative émergente ? Dans cet article, l’auteure, Marida Di Crosta, propose une analyse originale en se concentrant sur les modèles économiques qui sous-tendent ces formes de productions narratives. Elle met en lumière l’interdépendance inédite entre stratégies narratives, médiatiques et économiques générée par cette forme de production, soulignant ainsi l’importance de comprendre les modèles économiques pour mieux saisir les potentialités de la narration transmédia.

Contexte et objet de l’étude

Marida Di Crosta est maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Jean Moulin Lyon 3, où elle enseigne les médias numériques, la culture et les industries créatives. Elle est également membre du laboratoire Paragraphe à l’Université Paris 8, où elle mène des recherches sur les médias transmédia, les jeux vidéo et les pratiques culturelles numériques.

Son champ de recherche s’articule autour des transformations des médias et des pratiques culturelles à l’ère numérique, avec un intérêt particulier pour les formes de narration transmédia, les jeux vidéo et les fan studies. Elle s’intéresse également aux questions d’innovation et de créativité dans les industries culturelles et créatives.

L’article présenté ici est une contribution à MEI (Médiation et Information), une revue scientifique spécialisée en Sciences de l’information et de la communication, reconnue comme « qualifiante » par l’HCÉRES et le Conseil national des universités. Les numéros de MEI sont thématiques; une cinquantaine de thèmes ont déjà été abordés, comme autant de « revues-livres ».

Méthodologie

L’auteure mobilise une approche conceptuelle et théorique, s’appuyant sur la littérature traitant de la narration transmédia. Bien que non explicitée, on peut supposer qu’elle a mené une analyse sémiotique des configurations narratives ainsi qu’une étude économique des modèles sous-jacents.

Analyse

L’auteure Marida Di Crosta met en évidence dans son article l’interdépendance étroite qui existe entre les stratégies narratives, médiatiques et économiques dans le cadre de la narration transmédia.

En effet, comme elle le définit, le storytelling transmédia implique de disperser des éléments constitutifs d’une fiction dans différents médias afin de créer une expérience cohérente pour le public. Chaque média utilisé se voit attribuer un rôle et une contribution spécifique au service du récit global.

Or, le choix des médias mobilisés et la façon dont ils s’articulent les uns aux autres dans la narration résultent de stratégies médiatiques établies en amont par les producteurs . Celles-ci doivent notamment prendre en compte les spécificités propres à chaque média et canal de diffusion.

Par ailleurs, la mise en œuvre d’une telle production narrative implique des enjeux économiques importants liés entre autres à sa conception, à sa promotion et à sa monétisation. Le modèle économique retenu conditionne en partie les choix de stratégies médiatiques et narratives effectués.

Réciproquement, ces stratégies narratives et médiatiques ont aussi un impact sur la viabilité et la pérennité du modèle économique. Il existe donc une dépendance forte entre ces trois dimensions, comme le souligne pertinemment l’auteure.

Dans son texte, Marida Di Crosta identifie plusieurs modèles économiques qui sous-tendent les productions narratives transmédia. Voici les principaux modèles qu’elle évoque et une brève explication de chacun d’entre eux :

Elle distingue, en s’appuyant sur les distinctions opérées par Brian Clark dans les entretiens avec Henry Jenkins (cf bibliographie), les modèles transmedia top-down et les modèles bottom-up alternatifs.

Les modèles transmédia de type top-down se distinguent généralement par une structure hiérarchique où un créateur ou une entité dirige le contenu ainsi que sa distribution sur diverses plateformes. Voici quelques exemples :

– Expansion de franchise : Ce modèle est fréquemment adopté par les grandes entreprises médiatiques afin d’étendre une franchise existante vers de nouveaux horizons. Par exemple, une série télévisée peut être élargie pour inclure des jeux vidéo, des bandes dessinées, des livres, etc.

– Intégration de marque : Dans ce schéma, le contenu transmédia est employé pour promouvoir une marque ou un produit spécifique. Ce contenu est souvent conçu pour refléter l’image de la marque et est diffusé sur diverses plateformes pour toucher un large public.

– Marketing viral : Ce modèle exploite le contenu transmédia pour susciter un engouement autour d’un produit, d’un service ou d’une idée. Le contenu est généralement conçu pour être partagé et diffusé par les utilisateurs eux-mêmes.

Ces modèles sont souvent utilisés par les grandes entreprises et organisations en raison de leur capacité à contrôler le contenu et à atteindre un large public. Cependant, ils peuvent aussi être critiqués pour leur manque de participation de la communauté et leur approche commerciale de la création de contenu.

En revanche il en va autrement pour les modèles bottom-up alternatifs dans le domaine transmédia. Ceux-ci sont axés sur des approches de financement et de soutenabilité différentes de celles des grandes entreprises. Pour les producteurs indépendants, ces modèles offrent des solutions face aux défis financiers, en se concentrant sur la production artistique plutôt que sur les bénéfices économiques.

Certains choisissent délibérément des budgets limités, inspirés par des mouvements comme le punk, le DIY, le Dogme95 ou le Mumblecore. Pour beaucoup, le manque de financement est une réalité à laquelle ils doivent s’adapter en intégrant les contraintes budgétaires dans leurs projets. Ces productions visent à divertir, éveiller ou sensibiliser une communauté proche, avec une promotion basée sur des tactiques de guérilla. Malgré les limitations, ces modèles offrent un espace vital pour la créativité, amplifié par les outils de création numériques accessibles et abordables.

Le Visiteur du Futur, créée en 2009 par François Desquarques s’inscrit dans les modèles nobudget et DIY

En France, plusieurs artistes et collectifs du Net Art ont adopté les modèles nobudget et DIY, tout comme certaines web-séries telles que Le Visiteur du Futur. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, l’approche DIY est enseignée dans les universités et les écoles de cinéma, et des concepteurs-producteurs transmédia partagent leurs créations personnelles malgré leur engagement dans des projets financés. En France, les projets transmédia DIY se développent principalement dans les universités et les laboratoires, offrant un terrain d’expérimentation pour les créateurs émergents. Certains adoptent également un modèle entrepreneuriale inspiré par le secteur de la recherche et développement, en capitalisant sur l’expérience de chaque projet pour minimiser les risques économiques.

Certains modèles s’appuient sur l’implication directe des publics, avec des périodes d’incubation du projet par les fans ou du fan funding. Internet et les médias sociaux ont accéléré la diffusion des contenus et renforcé les interactions entre créateurs et fans. L’expérience du Projet Blair Witch a démontré l’efficacité de ces stratégies dès 1999. Ce modèle d’affaires, basé sur l’engagement des fans, peut être appliqué par des petites sociétés indépendantes ou de grands groupes médias. Le crowdsourcing est devenu un modèle économique attrayant, facilité par des plateformes de financement participatif comme Kickstarter. L’implication intense d’un petit groupe de fans peut radicalement changer la trajectoire d’un projet. Ce modèle peut également s’appliquer aux projets transmédia co-créés par la communauté, mais sa réussite dépend de l’engagement et de la créativité de celle-ci. Pour de nombreux producteurs, la création de modèles économiques hybrides innovants basés sur le crowdsourcing représente l’avenir des productions transmédia.

Enjeux narratifs et choix économiques

Dans son article, Marida Di Crosta offre une approche originale pour analyser les productions narratives transmédia en examinant leurs modèles économiques sous-jacents. Elle met en avant l’importance de comprendre les enjeux économiques qui influencent les choix narratifs et médiatiques de ces productions. Présentons-les rapidement.

1. La recherche de financement : les productions narratives transmédia peuvent être coûteuses à produire, car elles nécessitent souvent la création de contenu pour plusieurs plateformes différentes. Les producteurs doivent donc trouver des moyens de financer leurs projets, que ce soit grâce à des investisseurs, des partenariats avec des marques ou des plateformes de diffusion, ou encore grâce à des campagnes de financement participatif.

2. La monétisation des contenus : une fois les contenus produits, les producteurs doivent trouver des moyens de les monétiser pour rentabiliser leur investissement. Cela peut passer par la vente de produits dérivés, la publicité, les abonnements ou encore les partenariats avec des marques.

3. La gestion des droits d’auteur : les productions narratives transmédia impliquent souvent la collaboration de plusieurs artistes et créateurs, ce qui peut compliquer la gestion des droits d’auteur. Les producteurs doivent donc trouver des moyens de protéger leurs créations tout en permettant une diffusion large et variée.

4. La concurrence entre les plateformes : les plateformes de diffusion (télévision, cinéma, jeux vidéo, réseaux sociaux, etc.) sont de plus en plus nombreuses et concurrentielles. Les producteurs doivent donc trouver des moyens de se démarquer et de toucher leur public cible sur la ou les plateformes les plus appropriées.

5. L’évolution des modes de consommation : les modes de consommation des médias évoluent rapidement, avec une tendance croissante vers la consommation en ligne et la diffusion en streaming. Les producteurs doivent donc s’adapter à ces nouvelles tendances et trouver des moyens de toucher leur public sur les plateformes qu’ils utilisent.

La prise en compte de ces enjeux économiques par les producteurs de contenus narratifs transmédias leur permettent de mieux anticiper les choix narratifs et médiatiques qui s’imposent à eux et ainsi maximiser leur impact auprès du public cible.

Chacun de ces modèles présente des avantages et des inconvénients, et leur succès dépend de nombreux facteurs, tels que la qualité de l’histoire, l’engagement de la communauté, la stratégie de distribution et la capacité à monétiser l’audience. Cependant, ces modèles offrent des perspectives intéressantes pour les producteurs de contenus narratifs transmédias qui cherchent à tirer parti de l’essor des médias socio-numériques et des nouvelles pratiques-compétences des publics.

Apports et limites

En soulignant l’importance de comprendre les enjeux économiques qui sous-tendent ces productions, Marida di Crosta nous permet de mieux saisir les choix narratifs et médiatiques qui sont faits. En effet, les modèles économiques qui sous-tendent les productions narratives transmédias ont un impact direct sur la façon dont les histoires sont racontées, les plateformes utilisées et les publics ciblés.

Le texte ouvre la voie à une réflexion plus large sur les enjeux et potentialités de la narration contemporaine face aux évolutions médiatiques et technologiques en cours. En effet, en proposant une approche économique pour analyser les productions narratives transmédias, l’auteur invite les chercheurs et les professionnels à prendre en compte les dimensions économiques et financières de ces productions, qui sont souvent négligées au profit d’une analyse purement narrative ou médiatique. Cette approche permet de mieux comprendre les enjeux de pouvoir et de contrôle qui sous-tendent les productions narratives transmédias, ainsi que les stratégies économiques et industrielles qui les sous-tendent. Un aspect qui aurait mérité d’être davantage développé.

Actualité du propos et nouvelles problématiques émergentes

En 2024, l’analyse des modèles économiques sous-tendant les productions narratives transmédia reste pertinente car ces modèles continuent d’influencer les choix narratifs et médiatiques des créateurs de contenus. Les médias socio-numériques ont encore gagné en importance et en diversité, offrant de nouvelles opportunités de création et de diffusion de contenus transmédias. Cependant, ces nouvelles plateformes et technologies ont également introduit de nouvelles contraintes économiques, juridiques et éthiques.

Les nouvelles problématiques émergentes incluent la question de la monétisation des contenus transmédias, qui est devenue encore plus complexe avec la multiplication des plateformes et des modèles d’affaires. Les créateurs doivent trouver des moyens innovants de financer leurs projets, tout en garantissant l’accès aux contenus pour les publics. La question de la propriété intellectuelle est également devenue plus complexe, avec la multiplication des acteurs impliqués dans la création et la diffusion de contenus transmédias. Les créateurs doivent trouver des moyens de protéger leurs droits d’auteur tout en encourageant la participation et la collaboration des publics.

Références bibliographiques

Brian clark on transmedia business models (Part five)—Pop junctions. (2011, novembre 10). Henry Jenkins. http://henryjenkins.org/blog/2011/11/brian_clark_on_transmedia_busi_1.html

Brian clark on transmedia business models (Part four)—Pop junctions. (2011, novembre 10). Henry Jenkins. http://henryjenkins.org/blog/2011/11/brian_clarke_on_transmedia_bus_1.html

Brian clark on transmedia business models (Part one)—Pop junctions. (2011, novembre 7). Henry Jenkins. http://henryjenkins.org/blog/2011/11/installment_1_transmedia_busin.html

Brian clark on transmedia business models (Part three)—Pop junctions. (2011, novembre 9). Henry Jenkins. http://henryjenkins.org/blog/2011/11/brian_clark_on_transmedia_busi.html

Brian clark on transmedia business models (Part two)—Pop junctions. (2011, novembre 8). Henry Jenkins. http://henryjenkins.org/blog/2011/11/brian_clarke_on_transmedia_bus.html

Culture, M. S. (2020, octobre 5). The blair witch project : A transmedia marketing success. MediaSocietyCulture. https://www.mediasocietyculture.com/post/the-blair-witch-project-a-transmedia-marketing-success

Dena, C. (2010). Creating quality cross-media experiences. Cross-media communications: an introduction to the art of creating integrated media experiences, 35-37.

Di Crosta, M. (2020). Des formes et des modèles de production transmédia. In F. Granjon (Ed.), Le levier des médias : Forme, format, média (pp. 147-156). MEI.

Jenkins, H. (2006). Convergence Culture: Where Old and New Media Collide. New York University Press.


Réel-Virtuel | Création et direction de personnages augmentés dans un jeu à réalité alternée : Ghost Invaders—Les Mystères de la Basilique. (s. d.). Consulté 8 mars 2024, à l’adresse http://www.reel-virtuel.com/numeros/numero4/reception-et-interaction/creation-et-direction-de-personnages-augmentes

Trier, T. V. & L. von. (2017, février 1). Dogma 95—Le manifeste. Le Monde diplomatique. https://www.monde-diplomatique.fr/mav/151/VINTERBERG/57082