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Du Jeu à l’Écran : décryptage de la structure narrative transmédia de The Last of Us

The Last of Us, une franchise de jeu vidéo créée par le studio Naughty Dog en 2013, s’est rapidement imposée comme l’une des sagas vidéoludiques les plus marquantes de ces dernières années. Elle a depuis évolué vers une expérience transmédia captivante, notamment avec le lancement d’une série télévisée en 2023. Pour décrypter la complexité de la structure narrative de cette franchise étendue, nous avons besoin d’outils d’analyse spécifiques.

Dans cet article, nous entreprenons une exploration approfondie de The Last of Us sous l’angle du récit transmédia. Pour ce faire, nous nous appuyons sur la méthodologie avancée développée par Javanshir, Carroll et Millard, telle qu’exposée dans leur article intitulé « Structural patterns for transmedia storytelling » (2020). Ces chercheurs ont élaboré un modèle analytique permettant d’analyser la structure des récits déployés à travers divers médias. Ils identifient plusieurs éléments clés, notamment les canaux médiatiques, les instances responsables de chaque canal, le niveau d’interactivité, la nature des contenus, et les scènes narratives transversales. L’examen de ces composantes offre la possibilité de classifier le récit selon des schémas types.

Dans les sections à venir, nous appliquerons ce cadre d’analyse à la franchise The Last of Us. Tout d’abord, nous identifierons les principaux canaux médiatiques qui composent cette franchise, ainsi que leurs instances spécifiques. Ensuite, nous caractériserons le niveau d’interactivité propre à chaque canal. Puis, nous examinerons la nature des différents contenus : durables ou éphémères. Nous découperons le récit en grandes scènes narratives transversales. Enfin, nous classifierons la franchise The Last of Us en utilisant les modèles de récit, de navigation, et d’instance élaborés par Javanshir et ses collaborateurs.
Cette analyse systématique nous permettra de mieux appréhender l’architecture narrative complexe de The Last of Us à l’aide d’outils analytiques rigoureux.

Agencement transmédiatique des canaux de la franchise The Last of Us

I. Canaux et Instances de The Last of Us

The Last of Us s’appuie sur plusieurs canaux de diffusion principaux :

  • Le jeu vidéo original, The Last of Us, a été lancé en 2013, suivi du préquel Left Behind en 2014. Le deuxième opus, The Last of Us Part II, a vu le jour en 2020 et est divisé en 11 chapitres.
  • La bande originale du jeu, composée par Gustavo Santaolalla, est disponible depuis 2013, et depuis 2020 pour The Last of Us Part II, avec Marc Quayle.
  • Ces éléments ont été enrichis par une série télévisée diffusée sur HBO depuis le début de l’année 2023. La première saison, composée de 9 épisodes, suit la trame narrative du premier jeu vidéo.
  • Une bande dessinée, intitulée The Last of Us: American Dreams, est parue en 2013, explorant les origines du personnage d’Ellie.
  • Un podcast officiel a été lancé pour promouvoir la sortie du deuxième jeu en 2020, comprenant 8 épisodes.
  • En 2014, le spectacle The Last of Us: One Night Live a présenté une lecture en direct de scènes-clés avec une fin alternative.
  • Enfin, deux guides stratégiques et plusieurs artbooks ont été publiés pour étoffer l’univers post-apocalyptique caractéristique de The Last of Us.

En ce qui concerne les instances, le jeu original est découpé en 12 chapitres, auxquels s’ajoutent les 5 chapitres du préquel Left Behind. Le deuxième volet compte 11 chapitres. La première saison télévisée totalise 9 épisodes. La bande dessinée se compose de 4 tomes et le podcast de 8 épisodes.

Il est à noter que chaque canal médiatique est structuré en un ensemble d’instances, permettant ainsi de rythmer le récit propre à ce canal. Les canaux principaux diffusent le récit en fonction de leur propre temporalité, contribuant à l’enrichissement de la narration transmédia. La partie qui suit explorera les niveaux d’interactivité variables présents dans ces différents canaux.

II. Interactivité des canaux

L’analyse du degré d’interactivité au sein des différents canaux révèle des niveaux variables de participation du public à l’expérience de The Last of Us.
Le jeu vidéo, élément central et fondateur de la franchise, offre une interactivité de type active. Le joueur prend en main les actions des personnages et influence le déroulement du récit par ses choix. C’est le seul canal où le public peut agir directement sur la narration.

En revanche, tous les autres canaux identifiés offrent une interactivité de type passive : les spectateurs de la série TV se contentent de visionner sans pouvoir intervenir, les lecteurs de la bande dessinée consomment le récit sans interaction, les auditeurs du podcast restent également passifs, tout comme les lecteurs des guides stratégiques et des artbooks.

Même si le spectacle The Last of Us: One Night Live était proposé en direct, il ne permettait pas pour autant d’influencer le récit de la part des spectateurs.

Nous constatons ainsi que le cœur de l’interactivité réside dans l’expérience vidéoludique, tandis que les autres contenus viennent enrichir cet univers de manière passive. Le jeu demeure le seul médium permettant au public d’influer activement sur la narration. La prochaine section se penchera sur la caractéristique des contenus en différenciant entre ceux qui sont éphémères et ceux qui perdurent.

III. Nature des contenus

L’examen de la nature des contenus révèle la prédominance d’éléments durables et enregistrés au sein de The Last of Us. Énumérons les un par un.

Le jeu vidéo, élément fondateur de la franchise, se présente comme un contenu numérique accessible de manière illimitée une fois acquis ou téléchargé. Le joueur peut le revisiter et le rejouer à sa guise.

Les épisodes de la série télévisée sont accessibles en replay de façon illimitée après leur diffusion initiale.

La bande dessinée prend la forme d’un objet physique imprimé, conservable sur le long terme et pouvant être relu à volonté.

Le podcast reste accessible en ligne même après sa diffusion initiale.

Les guides stratégiques et les artbooks sont également des objets tangibles imprimés sur papier, offrant la possibilité d’une conservation à long terme et d’une consultation répétée.

La bande originale, constituée de musique enregistrée au format numérique, peut être réécoutée sans restriction.

Seul le spectacle The Last of Us: One Night Live représente un événement éphémère, ayant été accessible uniquement aux spectateurs présents lors de la représentation en 2014.

Il est donc évident que les contenus durables et enregistrés dominent largement, proposant une expérience pérenne que le public peut appréhender à son rythme, en revisitant les différents canaux selon ses préférences. Portons notre attention à présent aux scènes narratives majeures composant le récit transmédia.

IV. Scènes narratives

Le jeu vidéo The Last of Us peut être segmenté en grandes scènes narratives, représentant les moments clés de l’intrigue : l’épidémie, la quarantaine, Pittsburgh, les Lucioles, et bien d’autres. Le DLC Left Behind se concentre sur deux scènes antérieures. Dans The Last of Us Part II, des scènes cruciales, telles que celle à Jackson, coexistent avec l’exploration de nouveaux lieux.

Ce découpage met en évidence les moments marquants du récit vidéoludique. Les autres canaux se fondent dans cette structure narrative globale. La bande dessinée explore les origines d’Ellie, tandis que les guides stratégiques fournissent un aperçu détaillé de chaque scène. Une question se pose alors : en quoi cette segmentation facilite-t-elle l’analyse structurelle de la franchise ?

En premier lieu, cette division en scènes narratives permet d’obtenir une vue d’ensemble de la progression macroscopique du récit à travers divers médias. Chaque scène résume une étape narrative majeure. Cette approche simplifie et structure la complexité du récit fragmenté en plusieurs canaux. Les scènes agissent comme des points de repère au sein de la trame narrative globale.

De plus, cette segmentation crée des points d’articulation entre les canaux et leurs instances respectives. Les instances d’un canal correspondent aux scènes correspondantes. Par exemple, le chapitre « La Quarantaine » et l’épisode 2 de la série renvoient à la même scène narrative globale. Ainsi, les scènes narratives offrent un moyen de relier les instances des médias. Elles contribuent à unifier la structure éclatée à travers divers canaux. En somme, l’analyse par scènes narratives apporte une vision simplifiée de la franchise et éclaire l’agencement global du récit et des canaux. Abordons maintenant l’application des modèles d’analyse structurelle à The Last of Us.

V. Application des modèles

L’application de la méthodologie d’analyse structurelle élaborée par Javanshir et al. permet de classer la franchise The Last of Us de la manière suivante :

En ce qui concerne le modèle narratif, The Last of Us correspond au schéma à histoires multiples (Many Stories) où chaque média développe sa propre narration complète dans l’univers fictionnel global.

Sur la manière dont le contenu est organisé, on privilégie généralement une approche cumulative, avec des éléments qui sont ajoutés progressivement tout en permettant un accès permanent aux contenus précédents. Cependant, il y a une certaine souplesse dans certains cas, notamment pour combler les zones manquantes dans le temps ou pour explorer des histoires parallèles (comme dans la bande dessinée, le DLC, les podcasts, etc.).

Du point de vue des instances, le modèle Artefact s’applique de manière dominante. La majorité des contenus sont durables et accessibles sur le long terme : jeux vidéo, rediffusions des épisodes, bande dessinée, ouvrages imprimés, podcast, musique enregistrée. Seul le spectacle The Last of Us: One Night Live a constitué un événement éphémère relevant du modèle Live Event.

En bref, The Last of Us mélange un récit divisé en histoires distinctes, une progression graduelle avec une certaine flexibilité, et des éléments principalement durables, sauf dans un cas spécifique. Pour terminer, synthétisons les enseignements tirés de cette analyse structurelle basée sur la méthode de Javanshir et de ses collaborateurs.

Conclusion

Cet article s’est attelé à explorer la structure narrative complexe de la franchise The Last of Us sous l’angle du récit transmédia. La méthodologie d’analyse structurelle élaborée par Javanshir, Carroll et Millard s’est révélée particulièrement pertinente pour appréhender l’organisation de cette saga étendue à travers différents médias.

L’identification des médias, de leurs instances et de leur degré d’interactivité a permis de clarifier les fondations structurelles de The Last of Us. La caractérisation des contenus durables par rapport aux éléments éphémères a révélé la prédominance d’éléments à longue durée au sein de la franchise. La segmentation en grandes scènes narratives transversales a fourni des points de repère simplifiés au sein de l’intrigue globale et a également permis de relier les différents médias.

Enfin, la classification basée sur les modèles types a mis en évidence un équilibre entre histoires multiples, navigation progressive avec certaine permutabilité, et instances principalement durables, avec une exception notoire. Cette démarche analytique a permis de rendre plus lisible la structure globale de The Last of Us, en utilisant des outils analytiques rigoureux.

L’analyse structurelle réalisée a révélé plusieurs aspects uniques de la franchise The Last of Us par rapport à d’autres productions transmédias issues du jeu vidéo :

  • Une cohérence narrative marquée entre les différents médias. Les scènes clés sont transposées d’un canal à l’autre, démontrant un effort d’intégration considérable.
  • Une interconnexion narrative solide entre le jeu vidéo et les contenus dérivés (bande dessinée, série TV…), plutôt que de simples adaptations.
  • Un équilibre entre progression narrative globale et possibilités de navigation non linéaire (DLC, épisodes en analepse (retours en arrière).
  • Une frontière nette entre interactivité dans le jeu et réceptivité passive dans les autres médias, contrairement à certaines franchises où la limite est floue.
  • Le jeu vidéo occupe une place centrale et persistante, les autres contenus venant enrichir l’univers fictionnel plutôt que de le remplacer.

La franchise The Last of Us réussit à équilibrer une perspective macro sur l’intrigue et des plongées dans des intrigues plus locales.En effet, le découpage en grandes scènes narratives (épidémie, quarantaine, etc.) offre une vue d’ensemble de la progression générale du récit. Toutefois, chaque média explore des intrigues locales spécifiques, comme la relation entre Joel et Ellie dans le jeu vidéo ou le passé d’Ellie dans la bande dessinée.

À l’intérieur du jeu vidéo, l’intrigue principale est ponctuée de moments plus intimes entre les personnages principaux. La série TV reprend certes la trame du jeu, mais elle approfondit également les relations interpersonnelles.

Nous constatons donc un va-et-vient constant entre une vue d’ensemble des étapes narratives majeures et des explorations d’intrigues plus restreintes, portées par certains médias ou instances.

Cet équilibre entre perspectives narratives macro et micro confère à The Last of Us son unicité, capable de déployer une saga d’envergure tout en prenant soin des détails au niveau des personnages. Cette fusion rare entre cohérence narrative, interconnectivité médiatique, progression temporelle, limites interactives et mise en avant du média-source vidéoludique distingue The Last of Us au sein du paysage transmédia.

Ainsi nous pouvons dire que la méthode d’analyse proposée par Javanshir et ses co-auteurs se sont révélées pertinentes pour étudier la structure de sagas ambitieuses telles que The Last of Us. Elles ouvrent des perspectives prometteuses pour de futures recherches académiques sur les récits transmédias contemporains.


Fan-art : image générée avec Stable Diffusion

Bibliographie

  • Deneschau, Nicolas. Décrypter les jeux The Last of Us. Que reste-t-il de l’humanité ? Third Editions, 2021
  • Druckmann, Neil , et Faith Erin Hicks. The last of Us : American Dreams . éd., Omaké Books, 2016
  • Info : reprend la minisérie US The Last of Us: American Dreams (2013) #1-4
  • Javanshir, R., Carroll, B., & Millard, D. (2020). Structural patterns for transmedia storytelling. PLOS ONE, 15(1), e0225910. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0225910

Sitographie

Comprendre l’architecture des récits transmédias : les modèles qui révèlent leur ADN


The Four Elements (Alexander Calder) at Moderna Museet in Stockholm

Décryptage des récits transmédias : explorer l’entrelacement narratif

L’idée de raconter une histoire à travers différents supports, c’est-à-dire la narration transmédia, n’est pas nouvelle. Cependant, avec l’essor des technologies numériques et l’interactivité qu’elles offrent, nous avons assisté ces dernières années à une prolifération sans précédent et à une grande variété d’expériences transmédias. Néanmoins, la complexité inhérente à ces expériences engendre des défis considérables en matière d’analyse et de compréhension. En effet, la diversité des formes que peut revêtir la narration transmédia, allant des franchises cross-médias aux expériences de réalité alternative en passant par les applications de second écran, rend l’établissement d’un langage critique universel particulièrement difficile. Chaque médium possède ses propres codes, et la dispersion narrative complexifie la structure du récit. Il en découle une absence de terminologie commune permettant de décrire, de comparer et d’analyser ces expériences hautement hétérogènes.

Une étude (voir notre billet précédent) publiée dans la revue académique de renom PLOS ONE, intitulée « Structural patterns for transmedia storytelling » (https://doi.org/10.1371/journal.pone.0225910), a présenté une méthodologie spécifique visant à modéliser et à analyser la structure des récits transmédias. À travers l’analyse approfondie de la structure de vingt expériences transmédias, les chercheurs ont réussi à identifier trois catégories majeures de motifs : narratifs, de navigation et d’instance. Ces catégories reflètent des caractéristiques structurelles fondamentales des récits transmédias.

Cette méthodologie apporte un éclairage éclairant sur ces expériences complexes. Cet article s’attelle à examiner de manière approfondie ce cadre d’analyse en trois parties distinctes : la première partie vise à cartographier le cheminement du récit à travers les différents supports médiatiques utilisés. La deuxième partie se penche sur l’analyse des modèles narratifs, de navigation et d’instance révélés par cette cartographie. Enfin, la troisième partie explore comment interpréter ces modèles pour décrypter les spécificités des récits examinés. L’objectif ultime est de fournir de nouvelles clés de compréhension pour démystifier la complexité polymorphe de ces récits transmédias.

Suivre le parcours du récit à travers les médias

L’appréhension d’un récit transmédia exige la mise en place d’une modélisation rigoureuse de son architecture narrative complexe. Dans cette optique, la première étape essentielle réside dans l’identification minutieuse des divers canaux de diffusion employés, que nous désignons sous l’appellation de « canaux », ainsi que dans la compréhension de leur évolution au fil du temps.

Pour illustrer ce processus, prenons l’exemple du jeu vidéo qui est aussi un ARG « The Black Watchmen« . Ce récit s’épanouit à travers trois canaux principaux : le jeu en lui-même, des documents textuels à découvrir in-game et une interface dédiée permettant d’interagir avec ces éléments.



L’intrigue se concentre sur un agent recruté par une organisation secrète. Les documents fournissent des informations supplémentaires sur cette entité mystérieuse. L’interface, quant à elle, permet de consulter les documents collectés pour avancer dans le récit.

Chaque canal est enrichi progressivement au fil du jeu, à travers l’ajout de nouvelles versions ou de documents additionnels. Ces stades successifs d’évolution sont désignés comme des « instances ».

La modélisation de ces trois canaux ainsi que de leurs instances respectives offre une représentation claire de la dynamique évolutive du récit. Cette approche globale s’avère indispensable pour mener une analyse approfondie.

Dans le contexte des récits non-linéaires, où l’ordre de consultation des éléments narratifs n’est pas imposé, le concept d' »instance » acquiert une signification fondamentale. Plutôt que de considérer une séquence fixe, il est possible d’identifier des « morceaux d’histoire » autonomes, accessibles à divers moments du récit.

Prenons en compte un jeu vidéo où le joueur peut entreprendre des quêtes dans un ordre aléatoire. Chaque quête, bien que pouvant être réalisée à différents stades du jeu, représente un segment narratif cohérent en soi. Elle peut être considérée comme une instance à part entière.

Cette approche s’applique de la même manière à une série interactive disponible sur une plateforme de streaming, où les épisodes peuvent être visionnés dans un ordre aléatoire. Chaque épisode constitue une unité narrative indépendante qui peut être explorée séparément.

Cette conceptualisation modulaire, reposant sur l’idée d’instances autonomes, permet de cartographier avec précision l’architecture d’un récit non-linéaire, en représentant l’ensemble des trajectoires possibles à travers ses différents segments constitutifs.

Ainsi, cette démarche fournit un outil adapté pour analyser la composition dynamique propre à ce type de récits, là où les méthodes traditionnelles peinent parfois à saisir la complexité de leur structure.

Prenons l’exemple d’un récit proposé sur une plateforme de streaming, où l’utilisateur a le pouvoir de déterminer l’ordre des segments narratifs. Le récit comprend 10 segments, correspondant à 10 moments clés de l’intrigue. Au départ, l’utilisateur a accès à 3 segments, qu’il peut choisir de visionner. Une fois qu’il a visionné l’un d’eux, 3 autres segments deviennent accessibles, et ainsi de suite.

Pour modéliser ce récit non-linéaire, chaque segment accessible est considéré comme une « instance ». Bien que l’ordre puisse varier en fonction des utilisateurs, cette approche permet de saisir la structure modulaire du récit, composé de divers segments pouvant être explorés dans un ordre désordonné.
Le résultat est un modèle comprenant 10 segments/instances, offrant à chaque étape le choix entre 3 instances. Cela reflète le parcours personnalisable proposé aux utilisateurs.

Analyse des modèles : comprendre les maillons de la chaîne transmédia

Une fois la phase de modélisation accomplie, la deuxième étape cruciale implique une analyse approfondie de la structure du récit transmédia afin d’identifier les modèles et motifs narratifs qui y sont utilisés. Trois grandes catégories de modèles sont scrutées en détail : les modèles narratifs, navigationnels et d’instances.

Prenons l’illustration de l’ARG « The Black Watchmen » précédemment modélisé. Du point de vue narratif, il est observé que l’intégralité des canaux (site web, e-mails, application mobile, réseaux sociaux, etc.) sont intrinsèquement liés à une histoire collective et coopérative, axée sur une organisation secrète. Ce modèle s’inscrit donc dans la catégorie du « porte-manteau », où tous les médias contribuent conjointement à édifier un récit global et cohérent.

Dans le cas du film interactif « Bandersnatch« , une analyse des schémas de navigation dévoile que sur les 12 scènes que comporte l’expérience, 10 offrent au spectateur la possibilité de choisir parmi deux options ou plus pour orienter le déroulement de l’histoire. Le spectateur est donc en mesure de prendre des décisions à intervalles réguliers, entraînant des embranchements et des fins alternatives. Par conséquent, le modèle non-linéaire prédomine à hauteur de 80%.

En dernier lieu, la franchise renommée « Harry Potter » fait un usage substantiel du modèle « artefact » au niveau des instances. Effectivement, 90% des scènes intègrent des éléments statiques et pérennes tels que les films, les livres, les jeux vidéo, les parcs à thème, etc., accessibles à la demande. Seulement 10% des contenus présentent un caractère éphémère, tels que des événements en ligne ou temporaires. En somme, « Harry Potter » exploite principalement des instances durables, plutôt qu’un récit en constante évolution.

Les modèles narratifs, navigationnels et d’instances fournissent des outils précieux pour analyser de manière exhaustive la structure d’un récit transmédia. Chacune de ces catégories se concentre sur un aspect spécifique :

Composition « Structures » – Image réalisée en copilotage avec l’IA

Modèles Narratifs :

Ces modèles se penchent sur la manière dont les divers canaux médiatiques contribuent à la narration. Trois catégories principales sont identifiées :

  • Histoires multiples : chaque canal raconte une histoire autonome.
  • Histoire collective : tous les canaux convergent pour créer une histoire commune.
  • Canaux subsidiaires : certains canaux enrichissent une histoire portée par un canal principal.

Pour déterminer le modèle dominant, on évalue le nombre de chaînes narratives autonomes et coopératives.

Prenons l’exemple de la franchise « Harry Potter » :

  • Chaînes autonomes (films, livres, jeux vidéo, etc.) : 23
  • Chaînes coopératives (sites officiels) : 2
  • Nombre total de chaînes : 25
  • Pourcentage de chaînes autonomes : 23/25 = 92%
  • Pourcentage de chaînes coopératives : 2/25 = 8%

Le modèle à histoires multiples prédomine nettement.

Modèles de navigation :

Ces modèles analysent comment le public progresse dans le récit transmédia en termes de choix de parcours, d’interconnexion des médias et d’autonomie. Quatre modalités sont identifiées :

  • Linéaire : progression prédéterminée.
  • Non linéaire : choix multiples à des points définis.
  • Cumulatif : accumulation progressive d’informations complémentaires.
  • Connecté : navigation libre entre médias interconnectés.

Pour déterminer le modèle dominant, on calcule le pourcentage de scènes associées à chaque modalité.

Prenons un ARG comportant 10 scènes dont 3 sont linéaires :

– Pourcentage de Scènes Linéaires : 3/10 = 30%

Le modèle linéaire n’est donc pas dominant.

Modèles d’Instances :

Ces modèles se focalisent sur le niveau d’interaction du public et la nature éphémère ou durable des contenus. Quatre modèles sont identifiés :

  • Jeu de rôle : instances interactives et éphémères.
  • Centré sur le spectateur : instances non-interactives et persistantes.
  • Événement en direct : instances interactives et éphémères.
  • Artefact : instances non-interactives et persistantes.

On calcule le pourcentage d’instances correspondant à chaque modèle pour déterminer les prédominances.

Prenons un récit avec 10 scènes dont 5 sont de type jeu de rôle :

  • Pourcentage de scènes de jeu de rôle : 5/10 = 50%
  • Pourcentage de scènes centrées sur le spectateur : 100% – 50% = 50%

Ainsi, les deux modèles sont équitablement présents à 50%.

En conclusion, pour identifier les modèles narratifs dominants dans un récit transmédia, la démarche implique :

  • L’identification de toutes les chaînes narratives (films, sites web, livres, etc.).
  • Le comptage des chaînes autonomes et coopératives.
  • Le calcul du pourcentage pour chaque type de chaîne.
  • L’identification du modèle dominant grâce au pourcentage le plus élevé.

En somme, l’analyse des modèles narratifs offre une approche éclairante quant à la manière dont les divers médias contribuent à la narration. Trois modèles sont identifiés : histoires multiples indépendantes, histoire collective impliquant tous les médias, et canaux subsidiaires enrichissant un récit principal. L’évaluation des pourcentages pour chaque type de chaîne narrative permet de déterminer quel modèle prédomine dans la structure du récit transmédia. Cette analyse narrative revêt une importance capitale pour appréhender l’architecture narrative d’un récit évoluant à travers divers médias.

Des données aux connaissances : décrypter ce que les modèles révèlent

Une fois les pourcentages de chaque modèle calculés, l’étape suivante est de les interpréter pour en tirer des enseignements sur la structure narrative du récit transmédia.

Prenons l’exemple de The Black Watchmen où le modèle narratif « porte-manteau » est dominant à 100%. Cela révèle une volonté des créateurs de construire une expérience unifiée à travers tous les canaux médiatiques interconnectés.

Le modèle « porte-manteau » signifie que tous les médias participent à raconter une même histoire globale de façon complémentaire. Dans le contexte de « The Black Watchmen« , ce modèle se matérialise de la manière suivante :

Le jeu vidéo se concentre sur le parcours de l’agent infiltré au sein de l’organisation secrète, éclairant ses missions et son entraînement.

Les sites web se font les dépositaires d’informations factuelles, exposant l’histoire et le fonctionnement détaillé des Black Watchmen.

Les vidéos YouTube se transforment en fenêtres sur des entrevues et des reportages fictifs, dévoilant divers aspects de l’organisation.

Les podcasts, débloqués progressivement, fournissent des enregistrements sonores internes enrichissant l’atmosphère immersive.

Les articles de presse fictifs reconstituent les événements liés aux Black Watchmen, ajoutant une couche de réalisme contextuel.

Chaque médium contribue avec des pièces narratives distinctes, qui, une fois imbriquées, façonnent une vue d’ensemble complexe de cette organisation secrète. Le jeu vidéo se profile en tant que pilier narratif, tissant l’intrigue fondamentale, tandis que les autres canaux s’attachent à compléter l’univers de façon authentique et conséquente.

Pour reconstruire l’histoire complète, le joueur doit combiner ces éléments hétérogènes mais interconnectés. L’analyse du modèle narratif dominant révèle donc une structure en « porte-manteau » visant à créer une expérience unifiée sur tous les médias.

Face à cette analyse, une série de questions clés émergent pour une compréhension approfondie des modèles narratifs et de leur signification :

  • Quel est le modèle narratif dominant et à quel pourcentage ?
  • Quelles réflexions le modèle dominant suscite-t-il quant aux intentions des créateurs et à la configuration narrative globale ?
  • Comment le modèle narratif dominant se matérialise-t-il concrètement à travers les canaux médiatiques variés ?
  • Quelles illustrations ponctuelles émergent ?
  • Comment les médias auxiliaires contribuent-ils à étoffer ou à renforcer le média central porteur de l’intrigue ?
  • Comment se combinent et s’articulent les divers médias et canaux pour tisser un tout narratif cohérent ?
  • Quel rôle et quelle position narrative chaque média occupe-t-il dans le récit global ?
  • Comment le public est-il guidé pour naviguer entre les différents médias et ainsi reconstituer l’intégralité de l’histoire ?
  • Quelles révélations la structure narrative du récit offre-t-elle quant à l’expérience envisagée par les créateurs à l’intention du public ?

En résumé, l’objectif principal est de transformer les chiffres des modèles narratifs en une compréhension approfondie de la manière dont l’histoire fonctionne à travers différents médias et canaux. Cette approche d’analyse nous permet de mettre en lumière les aspects subtils, les intentions et les significations cachées de l’histoire, ce qui guide notre interprétation éclairée des récits transmédias dans leur ensemble.

Conclusion : contributions et limites d’une analyse structurelle des récits transmédias

Cette réflexion a permis d’évaluer l’efficacité d’une méthodologie d’analyse structurelle appliquée aux récits transmédias, en utilisant des modèles narratifs, navigationnels et d’instances.

L’application à diverses études de cas a mis en évidence que cette approche pouvait fournir une lecture à la fois quantitative et qualitative approfondie de ces expériences narratives complexes. Les calculs de pourcentages guident l’identification des structures dominantes, tandis que l’analyse qualitative permet d’en extraire des enseignements sur les intentions des créateurs et la dynamique narrative globale.

Cependant, certaines limitations demeurent, notamment en ce qui concerne la disponibilité parfois restreinte des données nécessaires à l’analyse, ainsi que la classification des cas limites entre différents modèles. De plus, pour gagner en robustesse, cette méthodologie pourrait être associée à d’autres approches narratives complémentaires, portant par exemple sur les personnages et l’univers fictionnel.

Plusieurs pistes d’amélioration se profilent, comme l’enrichissement de la méthodologie par de nouveaux modèles narratifs ou le développement d’outils interactifs de visualisation des structures. À l’avenir, une intégration avec d’autres niveaux d’analyse pourrait permettre une appréhension plus globale du fonctionnement des récits à travers divers médias.

Malgré les défis à relever, cette approche structurelle offre déjà une base solide pour les chercheurs et professionnels qui souhaitent approfondir leur exploration des récits transmédias émergents. Une fois affinée et combinée à d’autres perspectives, elle dévoile le potentiel de mettre en lumière toute la complexité inhérente à ces nouvelles formes narratives.

Pour info :

The Black Watchmen est un jeu de réalité alternée permanente (PARG) dans lequel les joueurs rejoignent les rangs d’un groupe paramilitaire appelé The Black Watchmen. Ce groupe se consacre à la protection du public contre les phénomènes dangereux qui dépassent l’entendement humain, tels que les meurtres rituels, les sociétés secrètes occultes et le paranormal. En tant qu’organisation mondiale, les Black Watchmen offrent un large éventail de compétences et de services pour des missions secrètes partout dans le monde, pour le compte de n’importe quel groupe, société ou gouvernement qui peut se les offrir. Le jeu publie du nouveau contenu selon un calendrier de deux semaines au cours d’une saison active, ce qui permet aux actions des joueurs d’avoir un impact direct sur le jeu. La narration de The Black Watchmen se mêle à des faits historiques et constitue une expérience évolutive influencée par l’utilisateur.

Sitographie

Source de l’image

Frankie Fouganthin, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0&gt;, via Wikimedia Commons