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Du Jeu à l’Écran : décryptage de la structure narrative transmédia de The Last of Us

The Last of Us, une franchise de jeu vidéo créée par le studio Naughty Dog en 2013, s’est rapidement imposée comme l’une des sagas vidéoludiques les plus marquantes de ces dernières années. Elle a depuis évolué vers une expérience transmédia captivante, notamment avec le lancement d’une série télévisée en 2023. Pour décrypter la complexité de la structure narrative de cette franchise étendue, nous avons besoin d’outils d’analyse spécifiques.

Dans cet article, nous entreprenons une exploration approfondie de The Last of Us sous l’angle du récit transmédia. Pour ce faire, nous nous appuyons sur la méthodologie avancée développée par Javanshir, Carroll et Millard, telle qu’exposée dans leur article intitulé « Structural patterns for transmedia storytelling » (2020). Ces chercheurs ont élaboré un modèle analytique permettant d’analyser la structure des récits déployés à travers divers médias. Ils identifient plusieurs éléments clés, notamment les canaux médiatiques, les instances responsables de chaque canal, le niveau d’interactivité, la nature des contenus, et les scènes narratives transversales. L’examen de ces composantes offre la possibilité de classifier le récit selon des schémas types.

Dans les sections à venir, nous appliquerons ce cadre d’analyse à la franchise The Last of Us. Tout d’abord, nous identifierons les principaux canaux médiatiques qui composent cette franchise, ainsi que leurs instances spécifiques. Ensuite, nous caractériserons le niveau d’interactivité propre à chaque canal. Puis, nous examinerons la nature des différents contenus : durables ou éphémères. Nous découperons le récit en grandes scènes narratives transversales. Enfin, nous classifierons la franchise The Last of Us en utilisant les modèles de récit, de navigation, et d’instance élaborés par Javanshir et ses collaborateurs.
Cette analyse systématique nous permettra de mieux appréhender l’architecture narrative complexe de The Last of Us à l’aide d’outils analytiques rigoureux.

Agencement transmédiatique des canaux de la franchise The Last of Us

I. Canaux et Instances de The Last of Us

The Last of Us s’appuie sur plusieurs canaux de diffusion principaux :

  • Le jeu vidéo original, The Last of Us, a été lancé en 2013, suivi du préquel Left Behind en 2014. Le deuxième opus, The Last of Us Part II, a vu le jour en 2020 et est divisé en 11 chapitres.
  • La bande originale du jeu, composée par Gustavo Santaolalla, est disponible depuis 2013, et depuis 2020 pour The Last of Us Part II, avec Marc Quayle.
  • Ces éléments ont été enrichis par une série télévisée diffusée sur HBO depuis le début de l’année 2023. La première saison, composée de 9 épisodes, suit la trame narrative du premier jeu vidéo.
  • Une bande dessinée, intitulée The Last of Us: American Dreams, est parue en 2013, explorant les origines du personnage d’Ellie.
  • Un podcast officiel a été lancé pour promouvoir la sortie du deuxième jeu en 2020, comprenant 8 épisodes.
  • En 2014, le spectacle The Last of Us: One Night Live a présenté une lecture en direct de scènes-clés avec une fin alternative.
  • Enfin, deux guides stratégiques et plusieurs artbooks ont été publiés pour étoffer l’univers post-apocalyptique caractéristique de The Last of Us.

En ce qui concerne les instances, le jeu original est découpé en 12 chapitres, auxquels s’ajoutent les 5 chapitres du préquel Left Behind. Le deuxième volet compte 11 chapitres. La première saison télévisée totalise 9 épisodes. La bande dessinée se compose de 4 tomes et le podcast de 8 épisodes.

Il est à noter que chaque canal médiatique est structuré en un ensemble d’instances, permettant ainsi de rythmer le récit propre à ce canal. Les canaux principaux diffusent le récit en fonction de leur propre temporalité, contribuant à l’enrichissement de la narration transmédia. La partie qui suit explorera les niveaux d’interactivité variables présents dans ces différents canaux.

II. Interactivité des canaux

L’analyse du degré d’interactivité au sein des différents canaux révèle des niveaux variables de participation du public à l’expérience de The Last of Us.
Le jeu vidéo, élément central et fondateur de la franchise, offre une interactivité de type active. Le joueur prend en main les actions des personnages et influence le déroulement du récit par ses choix. C’est le seul canal où le public peut agir directement sur la narration.

En revanche, tous les autres canaux identifiés offrent une interactivité de type passive : les spectateurs de la série TV se contentent de visionner sans pouvoir intervenir, les lecteurs de la bande dessinée consomment le récit sans interaction, les auditeurs du podcast restent également passifs, tout comme les lecteurs des guides stratégiques et des artbooks.

Même si le spectacle The Last of Us: One Night Live était proposé en direct, il ne permettait pas pour autant d’influencer le récit de la part des spectateurs.

Nous constatons ainsi que le cœur de l’interactivité réside dans l’expérience vidéoludique, tandis que les autres contenus viennent enrichir cet univers de manière passive. Le jeu demeure le seul médium permettant au public d’influer activement sur la narration. La prochaine section se penchera sur la caractéristique des contenus en différenciant entre ceux qui sont éphémères et ceux qui perdurent.

III. Nature des contenus

L’examen de la nature des contenus révèle la prédominance d’éléments durables et enregistrés au sein de The Last of Us. Énumérons les un par un.

Le jeu vidéo, élément fondateur de la franchise, se présente comme un contenu numérique accessible de manière illimitée une fois acquis ou téléchargé. Le joueur peut le revisiter et le rejouer à sa guise.

Les épisodes de la série télévisée sont accessibles en replay de façon illimitée après leur diffusion initiale.

La bande dessinée prend la forme d’un objet physique imprimé, conservable sur le long terme et pouvant être relu à volonté.

Le podcast reste accessible en ligne même après sa diffusion initiale.

Les guides stratégiques et les artbooks sont également des objets tangibles imprimés sur papier, offrant la possibilité d’une conservation à long terme et d’une consultation répétée.

La bande originale, constituée de musique enregistrée au format numérique, peut être réécoutée sans restriction.

Seul le spectacle The Last of Us: One Night Live représente un événement éphémère, ayant été accessible uniquement aux spectateurs présents lors de la représentation en 2014.

Il est donc évident que les contenus durables et enregistrés dominent largement, proposant une expérience pérenne que le public peut appréhender à son rythme, en revisitant les différents canaux selon ses préférences. Portons notre attention à présent aux scènes narratives majeures composant le récit transmédia.

IV. Scènes narratives

Le jeu vidéo The Last of Us peut être segmenté en grandes scènes narratives, représentant les moments clés de l’intrigue : l’épidémie, la quarantaine, Pittsburgh, les Lucioles, et bien d’autres. Le DLC Left Behind se concentre sur deux scènes antérieures. Dans The Last of Us Part II, des scènes cruciales, telles que celle à Jackson, coexistent avec l’exploration de nouveaux lieux.

Ce découpage met en évidence les moments marquants du récit vidéoludique. Les autres canaux se fondent dans cette structure narrative globale. La bande dessinée explore les origines d’Ellie, tandis que les guides stratégiques fournissent un aperçu détaillé de chaque scène. Une question se pose alors : en quoi cette segmentation facilite-t-elle l’analyse structurelle de la franchise ?

En premier lieu, cette division en scènes narratives permet d’obtenir une vue d’ensemble de la progression macroscopique du récit à travers divers médias. Chaque scène résume une étape narrative majeure. Cette approche simplifie et structure la complexité du récit fragmenté en plusieurs canaux. Les scènes agissent comme des points de repère au sein de la trame narrative globale.

De plus, cette segmentation crée des points d’articulation entre les canaux et leurs instances respectives. Les instances d’un canal correspondent aux scènes correspondantes. Par exemple, le chapitre « La Quarantaine » et l’épisode 2 de la série renvoient à la même scène narrative globale. Ainsi, les scènes narratives offrent un moyen de relier les instances des médias. Elles contribuent à unifier la structure éclatée à travers divers canaux. En somme, l’analyse par scènes narratives apporte une vision simplifiée de la franchise et éclaire l’agencement global du récit et des canaux. Abordons maintenant l’application des modèles d’analyse structurelle à The Last of Us.

V. Application des modèles

L’application de la méthodologie d’analyse structurelle élaborée par Javanshir et al. permet de classer la franchise The Last of Us de la manière suivante :

En ce qui concerne le modèle narratif, The Last of Us correspond au schéma à histoires multiples (Many Stories) où chaque média développe sa propre narration complète dans l’univers fictionnel global.

Sur la manière dont le contenu est organisé, on privilégie généralement une approche cumulative, avec des éléments qui sont ajoutés progressivement tout en permettant un accès permanent aux contenus précédents. Cependant, il y a une certaine souplesse dans certains cas, notamment pour combler les zones manquantes dans le temps ou pour explorer des histoires parallèles (comme dans la bande dessinée, le DLC, les podcasts, etc.).

Du point de vue des instances, le modèle Artefact s’applique de manière dominante. La majorité des contenus sont durables et accessibles sur le long terme : jeux vidéo, rediffusions des épisodes, bande dessinée, ouvrages imprimés, podcast, musique enregistrée. Seul le spectacle The Last of Us: One Night Live a constitué un événement éphémère relevant du modèle Live Event.

En bref, The Last of Us mélange un récit divisé en histoires distinctes, une progression graduelle avec une certaine flexibilité, et des éléments principalement durables, sauf dans un cas spécifique. Pour terminer, synthétisons les enseignements tirés de cette analyse structurelle basée sur la méthode de Javanshir et de ses collaborateurs.

Conclusion

Cet article s’est attelé à explorer la structure narrative complexe de la franchise The Last of Us sous l’angle du récit transmédia. La méthodologie d’analyse structurelle élaborée par Javanshir, Carroll et Millard s’est révélée particulièrement pertinente pour appréhender l’organisation de cette saga étendue à travers différents médias.

L’identification des médias, de leurs instances et de leur degré d’interactivité a permis de clarifier les fondations structurelles de The Last of Us. La caractérisation des contenus durables par rapport aux éléments éphémères a révélé la prédominance d’éléments à longue durée au sein de la franchise. La segmentation en grandes scènes narratives transversales a fourni des points de repère simplifiés au sein de l’intrigue globale et a également permis de relier les différents médias.

Enfin, la classification basée sur les modèles types a mis en évidence un équilibre entre histoires multiples, navigation progressive avec certaine permutabilité, et instances principalement durables, avec une exception notoire. Cette démarche analytique a permis de rendre plus lisible la structure globale de The Last of Us, en utilisant des outils analytiques rigoureux.

L’analyse structurelle réalisée a révélé plusieurs aspects uniques de la franchise The Last of Us par rapport à d’autres productions transmédias issues du jeu vidéo :

  • Une cohérence narrative marquée entre les différents médias. Les scènes clés sont transposées d’un canal à l’autre, démontrant un effort d’intégration considérable.
  • Une interconnexion narrative solide entre le jeu vidéo et les contenus dérivés (bande dessinée, série TV…), plutôt que de simples adaptations.
  • Un équilibre entre progression narrative globale et possibilités de navigation non linéaire (DLC, épisodes en analepse (retours en arrière).
  • Une frontière nette entre interactivité dans le jeu et réceptivité passive dans les autres médias, contrairement à certaines franchises où la limite est floue.
  • Le jeu vidéo occupe une place centrale et persistante, les autres contenus venant enrichir l’univers fictionnel plutôt que de le remplacer.

La franchise The Last of Us réussit à équilibrer une perspective macro sur l’intrigue et des plongées dans des intrigues plus locales.En effet, le découpage en grandes scènes narratives (épidémie, quarantaine, etc.) offre une vue d’ensemble de la progression générale du récit. Toutefois, chaque média explore des intrigues locales spécifiques, comme la relation entre Joel et Ellie dans le jeu vidéo ou le passé d’Ellie dans la bande dessinée.

À l’intérieur du jeu vidéo, l’intrigue principale est ponctuée de moments plus intimes entre les personnages principaux. La série TV reprend certes la trame du jeu, mais elle approfondit également les relations interpersonnelles.

Nous constatons donc un va-et-vient constant entre une vue d’ensemble des étapes narratives majeures et des explorations d’intrigues plus restreintes, portées par certains médias ou instances.

Cet équilibre entre perspectives narratives macro et micro confère à The Last of Us son unicité, capable de déployer une saga d’envergure tout en prenant soin des détails au niveau des personnages. Cette fusion rare entre cohérence narrative, interconnectivité médiatique, progression temporelle, limites interactives et mise en avant du média-source vidéoludique distingue The Last of Us au sein du paysage transmédia.

Ainsi nous pouvons dire que la méthode d’analyse proposée par Javanshir et ses co-auteurs se sont révélées pertinentes pour étudier la structure de sagas ambitieuses telles que The Last of Us. Elles ouvrent des perspectives prometteuses pour de futures recherches académiques sur les récits transmédias contemporains.


Fan-art : image générée avec Stable Diffusion

Bibliographie

  • Deneschau, Nicolas. Décrypter les jeux The Last of Us. Que reste-t-il de l’humanité ? Third Editions, 2021
  • Druckmann, Neil , et Faith Erin Hicks. The last of Us : American Dreams . éd., Omaké Books, 2016
  • Info : reprend la minisérie US The Last of Us: American Dreams (2013) #1-4
  • Javanshir, R., Carroll, B., & Millard, D. (2020). Structural patterns for transmedia storytelling. PLOS ONE, 15(1), e0225910. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0225910

Sitographie

Trois clés pour déchiffrer la structure des univers transmédias

La narration transmédia, pratique consistant à raconter une histoire à travers différents médias, suscite de plus en plus d’intérêt dans le domaine des études narratives depuis son émergence dans les années 2000. Cependant, l’ampleur et la diversité des histoires transmédias rendent difficile la mise en place d’un cadre analytique unifié. Dans leur article « Modèles structurels de narration transmédia », les chercheurs Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard développent une méthode permettant d’identifier les caractéristiques structurelles des différentes formes de narration transmédia. Son intérêt est de proposer un cadre d’analyse de productions transmédias et un langage commun pour décrire, comparer et analyser ces différents contenus.

En préalable, évoquons rapidement les auteurs de l’article et la revue qui les publie. Ryan Javanshir est docteur en science du web de l’Université de Southampton. Il est spécialisé dans l’analyse des récits transmédias comme les jeux de réalité alternée. Il est actuellement ingénieur logiciel et développeur de jeux. Pour leur part, Beth Carroll et David Millard sont à la date de publication de enseignants-chercheurs à l’Université de Southampton, spécialisés en technologies numériques et médias interactifs.

L’article est publié en janvier 2020 dans PLOS One, une revue scientifique ouverte et en libre accès éditée par la Public Library of Science. Les articles publiés satisfont aux critères académiques et sont évalués par les pairs. L’objectif de cette revue est de faire progresser rapidement la recherche en rendant les résultats accessibles au plus grand nombre.

Le constat de départ

Les auteurs partent du constat que le large éventail de supports et formes utilisés dans la narration transmédia rend difficile l’analyse et la comparaison de ces productions, et qu’il manque un cadre et un langage commun pour les décrire. Ils proposent donc un cadre d’analyse visant à identifier les caractéristiques structurelles fondamentales de diverses formes de narration transmédia.

Je souligne au passage que la reconnaissance des caractéristiques structurelles de la narration transmédia est importante pour plusieurs raisons :
Tout d’abord elle permet de comprendre les modèles et les structures communs utilisés dans la narration transmédia. Ce qui peut aider les créateurs à développer des histoires plus efficaces et plus attrayantes et permettre aux chercheurs d’ analyser et de comparer différentes histoires transmédias.
Ensuite, et ce point est loin d’être négligeable, le développement d’un langage commun pour analyser et discuter de la narration transmédia facilite la collaboration entre les différentes familles de métiers impliqués dans une production.

Ajoutons à cela que l’identification des schémas structurels dans les récits peut aider à former des taxonomies et à étendre le langage transmédia en identifiant les modèles communs et une utilisation plus adaptée tenant compte des caractéristiques propres aux différentes formes de récits transmédias.
Enfin, elle peut aider à distinguer les domaines d’amélioration et d’innovation dans la narration transmédia.

Pour valider leur modèle, les chercheurs Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard ont sélectionné vingt études de cas représentant différentes formes de narration transmédia. Elles ont été soigneusement choisies pour couvrir un large éventail de productions telles que les films interactifs/applications sur écran secondaire, les jeux de réalité alternée (ARG), les franchises médiatiques, les salles d’évasion, les jeux de rôle sur table, les expositions, les séries télévisées, les jeux vidéo, les livres, et les campagnes publicitaires. Cette diversité d’exemples permet aux chercheurs de couvrir un large spectre de pratiques narratives et de confronter leur modèle à différentes formes de narration.

Identification des briques fondamentales d’une production transmédia

Selon les auteurs, une production transmédia est composée de différents éléments. Le composant principal est le canal. Il joue un rôle essentiel dans la représentation de la narration transmédia. C’est un média spécifique utilisé pour raconter l’histoire, tel qu’un site web, un film, un livre, un jeu vidéo, etc. Chaque canal est considéré comme une entité distincte dans la construction de l’expérience narrative transmédia.

En commentaire, je rappelle que le choix d’un canal de communication dépend du public cible, des objectifs et du budget de l’entreprise. Il est important de bien connaître les caractéristiques de chaque canal pour sélectionner le ou les canaux les plus adaptés à sa stratégie de communication.

Revenons à l’article étudié. À l’intérieur de chaque canal, le modèle intègre le concept d’instance. Une instance correspond à un état modifié du média, c’est-à-dire une version spécifique ou une itération particulière du canal. Par exemple, une mise à jour d’un site web, un nouvel épisode d’une série télévisée, ou une suite de livre peuvent être considérés comme des instances. Ces instances peuvent être liées entre elles par des connexions, formant ainsi une continuité narrative à travers les différents médias.

D’autres composants essentiels pour une représentation complète de la narration transmédia entrent également en jeu. L’interactivité caractérise l’interaction entre le public et l’histoire. Elle peut être passive lorsque le public consomme le contenu sans interaction directe, ou active, quand il joue un rôle actif dans l’histoire, par exemple dans un escape game ou un ARG.

L‘état est une autre constituant structurel. Il peut être défini comme l’accessibilité ou la disponibilité du contenu dans son format d’origine. Certains contenus transmédias peuvent être « live » (en direct), c’est-à-dire qu’ils ne sont accessibles que pendant une période définie, comme par exemple une performance, une représentation théâtrale, tandis que d’autres peuvent être « statiques« , c’est-à-dire qu’ils peuvent être consultés à tout moment, comme la lecture d’un livre ou le visionnage d’un film enregistré. En outre, le modèle inclut la notion de « scène« , qui représente le moment narratif auquel l’instance appartient.

Cette approche descriptive permet d’identifier les caractéristiques structurelles fondamentales des différentes formes de narration transmédia. Elle permet d’utiliser un langage commun pour les décrire, les comparer et les analyser dans leur complexité et diversité.

Les analyses des études de cas ont révélé ainsi trois groupes de schémas structurels identifiables dans toutes les histoires transmédias :

Le premier est le modèle narratif lié à la façon dont plusieurs canaux sont utilisés pour raconter l’histoire. Le second est le modèle de navigation en relation à la façon dont le public navigue dans l’histoire et choisit les canaux. Le troisième groupe concerne les modèles d’instance prenant en compte l’interaction avec le public et la persistance d’instances individuelles sur différents canaux. Nous allons maintenant rapidement les présenter.

Modèles structurels récurrents en narration transmédia

Le modèle narratif

Il se concentre sur la façon dont les canaux sont utilisés pour raconter l’histoire. Il y en a de trois sortes : plusieurs histoires indépendantes sur les différents canaux, une histoire collective racontée par les canaux liés, et des canaux subsidiaires qui améliorent une histoire autonome. Nous sommes en territoire connu. Nous retrouvons les formats d’histoires transmédias auxquels nous sommes habitués.

  • Le schéma rassemblant plusieurs histoires : chaque canal raconte sa propre histoire indépendante dans le même monde fictif. Par exemple la franchise Harry Potter où chaque canal (films, livres, jeux…) raconte sa propre histoire dans le monde magique d’Harry Potter.
  • Le schéma dit en portemanteau : plusieurs canaux racontent ensemble une seule histoire globale. Par exemple Her Story, où le jeu et les vidéos des entretiens racontent ensemble une unique histoire de meurtre et mystère. Le jeu fournit l’enquête interactive, les vidéos la narration principale.
  • Le schéma selon des canaux subsidiaires  : certains canaux s’appuient sur d’autres pour raconter l’histoire, en améliorant ou élargissant une histoire autonome. Par exemple des applications second écran comme dans Prometheus, s’appuient sur le film en cours via la technologie audio pour fournir du contenu supplémentaire contextuel.

Retenons ici que le modèle narratif cherche à rendre compte de la manière dont les canaux utilisés dans un récit transmédia contribuent ensemble ou indépendamment à raconter une ou plusieurs histoires. Les trois schémas présentés ci-dessus illustrent les différentes relations possibles entre les canaux et l’histoire dans un récit transmédia. Des productions peuvent également combiner différents schémas (ex. dans la franchise Harry Potter on retrouve le schéma rassemblant plusieurs histoire et le schéma dit en portemanteau).

Le modèle de navigation

Il porte sur la manière dont le public navigue dans l’histoire et choisit les canaux, en examinant la progression linéaire ou non, le choix des canaux et le degré d’autonomie du public. Les auteurs distinguent 4 modalités :

  • Linéaire : le public progresse de manière linéaire d’un canal à l’autre, sans possibilité de revenir en arrière. Exemple : Les films interactifs comme Bandersnatch, proposent une progression linéaire même si le public peut choisir parmi plusieurs options.
  • Non linéaire : le public a le choix de l’ordre dans lequel il expérimente les canaux. Exemple : les applications second écran comme APP, qui donnent au public le choix de regarder le film, l’application ou les deux en même temps.
  • Cumulative : le public a accès à de nouveaux contenus sur un canal principal, tout en ayant la possibilité de revenir sur d’anciens contenus. Exemple : les ARG comme Prometheus, qui peuvent alterner entre contenu cumulatif sur un canal principal et possibilité de revenir sur d’anciens contenus.
  • Connectée : les canaux sont fortement interconnectés entre eux. Exemple : les franchises comme The Matrix, où les canaux sont fortement interconnectés par des objets, éléments de narration traversant les canaux.

En résumé, le modèle de navigation cherche à rendre compte de la façon dont les publics progressent dans un récit transmédia, en termes de choix de progression, d’interconnexion des canaux et d’autonomie par rapport aux canaux. Les quatre modalités – Linéaire, Non linéaire, Cumulative et Connectée – illustrent ces différentes configurations possibles.

Les modèles d’instance

Ils concernent l’interaction et la consommation du public avec les instances individuelles d’une histoire sur les différents canaux, ainsi que le degré d’interactivité et de persistance de ces instances. On pourrait aussi les considérer comme des « modèles de participation du public« . Les instances correspondent à un état spécifique d’un canal, comme expliqué précédemment. Ces modèles d’instance se distinguent par une approche interactive et participative. Dans certains cas, les instances encouragent l’implication active du public, qui peut alors interagir avec l’histoire et influencer son développement. Les auteurs distinguent 4 modèles d’instance :

  • Role-play : le public joue un rôle actif et interactif dans les instances. Exemple: les ARG comme 19 Reinos, où le public crée ses propres personnages.
  • Audience-centric : le public consomme les instances de manière passive. Exemple: les films comme Her Story, où le public visionne passivement des vidéos.
  • Live event : les instances sont éphémères et en temps réel. Exemple : certains ARG où le récit évolue en live selon les interactions du public.
  • Artefact : les instances sont persistantes et accessibles à tout moment. Exemple: Bandersnatch, où le public peut naviguer de façon non linéaire.

Ces modèles se fondent sur le niveau d’interactivité et de participation du public au sein des instances d’un récit transmédia, ainsi que leur nature éphémère ou persistante. Les quatre modèles – Role-play, Audience-centric, Live event et Artefact – illustrent différentes configurations d’interactivité et de persistance des instances. Les 20 études de cas illustrent comment différentes formes de narration transmédia mobilisent ces modèles d’instance.

Conclusion

Dans leur article « Modèles structurels de narration transmédia« , Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard ont apporté des réponses substantielles à la question de la création d’un modèle permettant d’identifier les caractéristiques structurelles fondamentales des différentes formes de narration transmédia. Leur modèle basé sur le concept de canal, enrichi par les notions d’interactivité, d’état, de scène illustré par vingt études de cas, démontre sa pertinence dans l’analyse des productions narratives transmédias. Les trois groupes de modèles structurels constituent de bonnes clés d’analyse pour déchiffrer et dégager des tendances communes dans la construction des histoires transmédias. Les auteurs de l’article ont également le mérite de nous offrir grâce à leurs différents concepts un langage commun sur lequel nous appuyer pour mieux comprendre et apprécier ces expériences narratives riches et variées.

En tant que chercheur en littératie transmédia, il est important de noter que l’article de Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard présente également certaines limites qui peuvent être explorées pour améliorer la compréhension globale du phénomène transmédia.

Je retiens deux points faibles de l’analyse des auteurs et des pistes d’amélioration pour leurs modèles :

  • Leur analyse est basée sur un nombre limité d’études de cas (20). Une analyse plus large couvrant davantage de formes et genres de récits transmédias permettrait de valider et affiner leurs modèles.
  • Les modèles pourraient intégrer d’autres dimensions structurelles pertinentes. Par exemple :

Le modèle narratif pourrait inclure des aspects tels que la complexité, le degré d’interconnexion entre les histoires, la polyphonie.

Le modèle de navigation pourrait inclure d’autres motifs (circulaire, en arbre, aléatoire…) outre les schémas linéaire, cumulatif, etc.

Les modèles d’instance pourraient distinguer des niveaux plus fins d’interactivité du public (réactive, adaptative, modificatrice, etc.).

  • Une étude longitudinale suivant l’évolution de récits transmédias dans le temps permettrait de valider la pertinence des patterns identifiés et leur correspondance avec les objectifs des histoires.
  • Une typologie plus systématique des formes de narration transmédia pourrait être établie en croisant les patterns des trois modèles.
  • La validation du langage commun proposé par les auteurs reste à démontrer par son utilisation dans l’analyse et la comparaison effective de récits transmédias.

Retenons en conclusion que l’analyse des auteurs ouvre des pistes intéressantes mais qui pourraient être affinées et étendues en élargissant et systématisant le corpus d’étude, en réalisant des analyses diachroniques et typologiques. Ce modèle est néanmoins prometteur pour identifier les caractéristiques structurelles des narrations transmédias. Nous reviendrons prochainement sur cette recherche pour proposer une méthodologie simplifiée pour analyser un contenu transmédia.

Référence de l’article présenté

Javanshir, R., Carroll, B., & Millard, D. (2020). Structural patterns for transmedia storytelling. PLOS ONE, 15(1), e0225910. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0225910

Sitographie 

A video game about a woman talking to the police. (s. d.). HER STORY. Consulté 2 août 2023, à l’adresse https://www.herstorygame.com/

belen. (s. d.). 19 reinos. Stroke114. Consulté 2 août 2023, à l’adresse https://stroke114.com/proyectos/19-reinos

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Magee, M. (2013, février 1). Prometheus : The second screen experience. Graffiti Comet. https://graffiticomet.com/2013/01/31/prometheus-the-second-screen-experience/

Tendances, T. (2012, mai 30). Prometheus : Décryptage d’un scénario transmédia déjà culte. Trends-Tendances. https://trends.levif.be/a-la-une/tech-medias/prometheus-decryptage-dun-scenario-transmedia-deja-culte/