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Trois clés pour déchiffrer la structure des univers transmédias

La narration transmédia, pratique consistant à raconter une histoire à travers différents médias, suscite de plus en plus d’intérêt dans le domaine des études narratives depuis son émergence dans les années 2000. Cependant, l’ampleur et la diversité des histoires transmédias rendent difficile la mise en place d’un cadre analytique unifié. Dans leur article « Modèles structurels de narration transmédia », les chercheurs Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard développent une méthode permettant d’identifier les caractéristiques structurelles des différentes formes de narration transmédia. Son intérêt est de proposer un cadre d’analyse de productions transmédias et un langage commun pour décrire, comparer et analyser ces différents contenus.

En préalable, évoquons rapidement les auteurs de l’article et la revue qui les publie. Ryan Javanshir est docteur en science du web de l’Université de Southampton. Il est spécialisé dans l’analyse des récits transmédias comme les jeux de réalité alternée. Il est actuellement ingénieur logiciel et développeur de jeux. Pour leur part, Beth Carroll et David Millard sont à la date de publication de enseignants-chercheurs à l’Université de Southampton, spécialisés en technologies numériques et médias interactifs.

L’article est publié en janvier 2020 dans PLOS One, une revue scientifique ouverte et en libre accès éditée par la Public Library of Science. Les articles publiés satisfont aux critères académiques et sont évalués par les pairs. L’objectif de cette revue est de faire progresser rapidement la recherche en rendant les résultats accessibles au plus grand nombre.

Le constat de départ

Les auteurs partent du constat que le large éventail de supports et formes utilisés dans la narration transmédia rend difficile l’analyse et la comparaison de ces productions, et qu’il manque un cadre et un langage commun pour les décrire. Ils proposent donc un cadre d’analyse visant à identifier les caractéristiques structurelles fondamentales de diverses formes de narration transmédia.

Je souligne au passage que la reconnaissance des caractéristiques structurelles de la narration transmédia est importante pour plusieurs raisons :
Tout d’abord elle permet de comprendre les modèles et les structures communs utilisés dans la narration transmédia. Ce qui peut aider les créateurs à développer des histoires plus efficaces et plus attrayantes et permettre aux chercheurs d’ analyser et de comparer différentes histoires transmédias.
Ensuite, et ce point est loin d’être négligeable, le développement d’un langage commun pour analyser et discuter de la narration transmédia facilite la collaboration entre les différentes familles de métiers impliqués dans une production.

Ajoutons à cela que l’identification des schémas structurels dans les récits peut aider à former des taxonomies et à étendre le langage transmédia en identifiant les modèles communs et une utilisation plus adaptée tenant compte des caractéristiques propres aux différentes formes de récits transmédias.
Enfin, elle peut aider à distinguer les domaines d’amélioration et d’innovation dans la narration transmédia.

Pour valider leur modèle, les chercheurs Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard ont sélectionné vingt études de cas représentant différentes formes de narration transmédia. Elles ont été soigneusement choisies pour couvrir un large éventail de productions telles que les films interactifs/applications sur écran secondaire, les jeux de réalité alternée (ARG), les franchises médiatiques, les salles d’évasion, les jeux de rôle sur table, les expositions, les séries télévisées, les jeux vidéo, les livres, et les campagnes publicitaires. Cette diversité d’exemples permet aux chercheurs de couvrir un large spectre de pratiques narratives et de confronter leur modèle à différentes formes de narration.

Identification des briques fondamentales d’une production transmédia

Selon les auteurs, une production transmédia est composée de différents éléments. Le composant principal est le canal. Il joue un rôle essentiel dans la représentation de la narration transmédia. C’est un média spécifique utilisé pour raconter l’histoire, tel qu’un site web, un film, un livre, un jeu vidéo, etc. Chaque canal est considéré comme une entité distincte dans la construction de l’expérience narrative transmédia.

En commentaire, je rappelle que le choix d’un canal de communication dépend du public cible, des objectifs et du budget de l’entreprise. Il est important de bien connaître les caractéristiques de chaque canal pour sélectionner le ou les canaux les plus adaptés à sa stratégie de communication.

Revenons à l’article étudié. À l’intérieur de chaque canal, le modèle intègre le concept d’instance. Une instance correspond à un état modifié du média, c’est-à-dire une version spécifique ou une itération particulière du canal. Par exemple, une mise à jour d’un site web, un nouvel épisode d’une série télévisée, ou une suite de livre peuvent être considérés comme des instances. Ces instances peuvent être liées entre elles par des connexions, formant ainsi une continuité narrative à travers les différents médias.

D’autres composants essentiels pour une représentation complète de la narration transmédia entrent également en jeu. L’interactivité caractérise l’interaction entre le public et l’histoire. Elle peut être passive lorsque le public consomme le contenu sans interaction directe, ou active, quand il joue un rôle actif dans l’histoire, par exemple dans un escape game ou un ARG.

L‘état est une autre constituant structurel. Il peut être défini comme l’accessibilité ou la disponibilité du contenu dans son format d’origine. Certains contenus transmédias peuvent être « live » (en direct), c’est-à-dire qu’ils ne sont accessibles que pendant une période définie, comme par exemple une performance, une représentation théâtrale, tandis que d’autres peuvent être « statiques« , c’est-à-dire qu’ils peuvent être consultés à tout moment, comme la lecture d’un livre ou le visionnage d’un film enregistré. En outre, le modèle inclut la notion de « scène« , qui représente le moment narratif auquel l’instance appartient.

Cette approche descriptive permet d’identifier les caractéristiques structurelles fondamentales des différentes formes de narration transmédia. Elle permet d’utiliser un langage commun pour les décrire, les comparer et les analyser dans leur complexité et diversité.

Les analyses des études de cas ont révélé ainsi trois groupes de schémas structurels identifiables dans toutes les histoires transmédias :

Le premier est le modèle narratif lié à la façon dont plusieurs canaux sont utilisés pour raconter l’histoire. Le second est le modèle de navigation en relation à la façon dont le public navigue dans l’histoire et choisit les canaux. Le troisième groupe concerne les modèles d’instance prenant en compte l’interaction avec le public et la persistance d’instances individuelles sur différents canaux. Nous allons maintenant rapidement les présenter.

Modèles structurels récurrents en narration transmédia

Le modèle narratif

Il se concentre sur la façon dont les canaux sont utilisés pour raconter l’histoire. Il y en a de trois sortes : plusieurs histoires indépendantes sur les différents canaux, une histoire collective racontée par les canaux liés, et des canaux subsidiaires qui améliorent une histoire autonome. Nous sommes en territoire connu. Nous retrouvons les formats d’histoires transmédias auxquels nous sommes habitués.

  • Le schéma rassemblant plusieurs histoires : chaque canal raconte sa propre histoire indépendante dans le même monde fictif. Par exemple la franchise Harry Potter où chaque canal (films, livres, jeux…) raconte sa propre histoire dans le monde magique d’Harry Potter.
  • Le schéma dit en portemanteau : plusieurs canaux racontent ensemble une seule histoire globale. Par exemple Her Story, où le jeu et les vidéos des entretiens racontent ensemble une unique histoire de meurtre et mystère. Le jeu fournit l’enquête interactive, les vidéos la narration principale.
  • Le schéma selon des canaux subsidiaires  : certains canaux s’appuient sur d’autres pour raconter l’histoire, en améliorant ou élargissant une histoire autonome. Par exemple des applications second écran comme dans Prometheus, s’appuient sur le film en cours via la technologie audio pour fournir du contenu supplémentaire contextuel.

Retenons ici que le modèle narratif cherche à rendre compte de la manière dont les canaux utilisés dans un récit transmédia contribuent ensemble ou indépendamment à raconter une ou plusieurs histoires. Les trois schémas présentés ci-dessus illustrent les différentes relations possibles entre les canaux et l’histoire dans un récit transmédia. Des productions peuvent également combiner différents schémas (ex. dans la franchise Harry Potter on retrouve le schéma rassemblant plusieurs histoire et le schéma dit en portemanteau).

Le modèle de navigation

Il porte sur la manière dont le public navigue dans l’histoire et choisit les canaux, en examinant la progression linéaire ou non, le choix des canaux et le degré d’autonomie du public. Les auteurs distinguent 4 modalités :

  • Linéaire : le public progresse de manière linéaire d’un canal à l’autre, sans possibilité de revenir en arrière. Exemple : Les films interactifs comme Bandersnatch, proposent une progression linéaire même si le public peut choisir parmi plusieurs options.
  • Non linéaire : le public a le choix de l’ordre dans lequel il expérimente les canaux. Exemple : les applications second écran comme APP, qui donnent au public le choix de regarder le film, l’application ou les deux en même temps.
  • Cumulative : le public a accès à de nouveaux contenus sur un canal principal, tout en ayant la possibilité de revenir sur d’anciens contenus. Exemple : les ARG comme Prometheus, qui peuvent alterner entre contenu cumulatif sur un canal principal et possibilité de revenir sur d’anciens contenus.
  • Connectée : les canaux sont fortement interconnectés entre eux. Exemple : les franchises comme The Matrix, où les canaux sont fortement interconnectés par des objets, éléments de narration traversant les canaux.

En résumé, le modèle de navigation cherche à rendre compte de la façon dont les publics progressent dans un récit transmédia, en termes de choix de progression, d’interconnexion des canaux et d’autonomie par rapport aux canaux. Les quatre modalités – Linéaire, Non linéaire, Cumulative et Connectée – illustrent ces différentes configurations possibles.

Les modèles d’instance

Ils concernent l’interaction et la consommation du public avec les instances individuelles d’une histoire sur les différents canaux, ainsi que le degré d’interactivité et de persistance de ces instances. On pourrait aussi les considérer comme des « modèles de participation du public« . Les instances correspondent à un état spécifique d’un canal, comme expliqué précédemment. Ces modèles d’instance se distinguent par une approche interactive et participative. Dans certains cas, les instances encouragent l’implication active du public, qui peut alors interagir avec l’histoire et influencer son développement. Les auteurs distinguent 4 modèles d’instance :

  • Role-play : le public joue un rôle actif et interactif dans les instances. Exemple: les ARG comme 19 Reinos, où le public crée ses propres personnages.
  • Audience-centric : le public consomme les instances de manière passive. Exemple: les films comme Her Story, où le public visionne passivement des vidéos.
  • Live event : les instances sont éphémères et en temps réel. Exemple : certains ARG où le récit évolue en live selon les interactions du public.
  • Artefact : les instances sont persistantes et accessibles à tout moment. Exemple: Bandersnatch, où le public peut naviguer de façon non linéaire.

Ces modèles se fondent sur le niveau d’interactivité et de participation du public au sein des instances d’un récit transmédia, ainsi que leur nature éphémère ou persistante. Les quatre modèles – Role-play, Audience-centric, Live event et Artefact – illustrent différentes configurations d’interactivité et de persistance des instances. Les 20 études de cas illustrent comment différentes formes de narration transmédia mobilisent ces modèles d’instance.

Conclusion

Dans leur article « Modèles structurels de narration transmédia« , Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard ont apporté des réponses substantielles à la question de la création d’un modèle permettant d’identifier les caractéristiques structurelles fondamentales des différentes formes de narration transmédia. Leur modèle basé sur le concept de canal, enrichi par les notions d’interactivité, d’état, de scène illustré par vingt études de cas, démontre sa pertinence dans l’analyse des productions narratives transmédias. Les trois groupes de modèles structurels constituent de bonnes clés d’analyse pour déchiffrer et dégager des tendances communes dans la construction des histoires transmédias. Les auteurs de l’article ont également le mérite de nous offrir grâce à leurs différents concepts un langage commun sur lequel nous appuyer pour mieux comprendre et apprécier ces expériences narratives riches et variées.

En tant que chercheur en littératie transmédia, il est important de noter que l’article de Ryan Javanshir, Beth Carroll et David Millard présente également certaines limites qui peuvent être explorées pour améliorer la compréhension globale du phénomène transmédia.

Je retiens deux points faibles de l’analyse des auteurs et des pistes d’amélioration pour leurs modèles :

  • Leur analyse est basée sur un nombre limité d’études de cas (20). Une analyse plus large couvrant davantage de formes et genres de récits transmédias permettrait de valider et affiner leurs modèles.
  • Les modèles pourraient intégrer d’autres dimensions structurelles pertinentes. Par exemple :

Le modèle narratif pourrait inclure des aspects tels que la complexité, le degré d’interconnexion entre les histoires, la polyphonie.

Le modèle de navigation pourrait inclure d’autres motifs (circulaire, en arbre, aléatoire…) outre les schémas linéaire, cumulatif, etc.

Les modèles d’instance pourraient distinguer des niveaux plus fins d’interactivité du public (réactive, adaptative, modificatrice, etc.).

  • Une étude longitudinale suivant l’évolution de récits transmédias dans le temps permettrait de valider la pertinence des patterns identifiés et leur correspondance avec les objectifs des histoires.
  • Une typologie plus systématique des formes de narration transmédia pourrait être établie en croisant les patterns des trois modèles.
  • La validation du langage commun proposé par les auteurs reste à démontrer par son utilisation dans l’analyse et la comparaison effective de récits transmédias.

Retenons en conclusion que l’analyse des auteurs ouvre des pistes intéressantes mais qui pourraient être affinées et étendues en élargissant et systématisant le corpus d’étude, en réalisant des analyses diachroniques et typologiques. Ce modèle est néanmoins prometteur pour identifier les caractéristiques structurelles des narrations transmédias. Nous reviendrons prochainement sur cette recherche pour proposer une méthodologie simplifiée pour analyser un contenu transmédia.

Référence de l’article présenté

Javanshir, R., Carroll, B., & Millard, D. (2020). Structural patterns for transmedia storytelling. PLOS ONE, 15(1), e0225910. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0225910

Sitographie 

A video game about a woman talking to the police. (s. d.). HER STORY. Consulté 2 août 2023, à l’adresse https://www.herstorygame.com/

belen. (s. d.). 19 reinos. Stroke114. Consulté 2 août 2023, à l’adresse https://stroke114.com/proyectos/19-reinos

black mirror : Bandersnatch. (2023). In Wikipédia.

Magee, M. (2013, février 1). Prometheus : The second screen experience. Graffiti Comet. https://graffiticomet.com/2013/01/31/prometheus-the-second-screen-experience/

Tendances, T. (2012, mai 30). Prometheus : Décryptage d’un scénario transmédia déjà culte. Trends-Tendances. https://trends.levif.be/a-la-une/tech-medias/prometheus-decryptage-dun-scenario-transmedia-deja-culte/