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Comprendre l’architecture des récits transmédias : les modèles qui révèlent leur ADN


The Four Elements (Alexander Calder) at Moderna Museet in Stockholm

Décryptage des récits transmédias : explorer l’entrelacement narratif

L’idée de raconter une histoire à travers différents supports, c’est-à-dire la narration transmédia, n’est pas nouvelle. Cependant, avec l’essor des technologies numériques et l’interactivité qu’elles offrent, nous avons assisté ces dernières années à une prolifération sans précédent et à une grande variété d’expériences transmédias. Néanmoins, la complexité inhérente à ces expériences engendre des défis considérables en matière d’analyse et de compréhension. En effet, la diversité des formes que peut revêtir la narration transmédia, allant des franchises cross-médias aux expériences de réalité alternative en passant par les applications de second écran, rend l’établissement d’un langage critique universel particulièrement difficile. Chaque médium possède ses propres codes, et la dispersion narrative complexifie la structure du récit. Il en découle une absence de terminologie commune permettant de décrire, de comparer et d’analyser ces expériences hautement hétérogènes.

Une étude (voir notre billet précédent) publiée dans la revue académique de renom PLOS ONE, intitulée « Structural patterns for transmedia storytelling » (https://doi.org/10.1371/journal.pone.0225910), a présenté une méthodologie spécifique visant à modéliser et à analyser la structure des récits transmédias. À travers l’analyse approfondie de la structure de vingt expériences transmédias, les chercheurs ont réussi à identifier trois catégories majeures de motifs : narratifs, de navigation et d’instance. Ces catégories reflètent des caractéristiques structurelles fondamentales des récits transmédias.

Cette méthodologie apporte un éclairage éclairant sur ces expériences complexes. Cet article s’attelle à examiner de manière approfondie ce cadre d’analyse en trois parties distinctes : la première partie vise à cartographier le cheminement du récit à travers les différents supports médiatiques utilisés. La deuxième partie se penche sur l’analyse des modèles narratifs, de navigation et d’instance révélés par cette cartographie. Enfin, la troisième partie explore comment interpréter ces modèles pour décrypter les spécificités des récits examinés. L’objectif ultime est de fournir de nouvelles clés de compréhension pour démystifier la complexité polymorphe de ces récits transmédias.

Suivre le parcours du récit à travers les médias

L’appréhension d’un récit transmédia exige la mise en place d’une modélisation rigoureuse de son architecture narrative complexe. Dans cette optique, la première étape essentielle réside dans l’identification minutieuse des divers canaux de diffusion employés, que nous désignons sous l’appellation de « canaux », ainsi que dans la compréhension de leur évolution au fil du temps.

Pour illustrer ce processus, prenons l’exemple du jeu vidéo qui est aussi un ARG « The Black Watchmen« . Ce récit s’épanouit à travers trois canaux principaux : le jeu en lui-même, des documents textuels à découvrir in-game et une interface dédiée permettant d’interagir avec ces éléments.



L’intrigue se concentre sur un agent recruté par une organisation secrète. Les documents fournissent des informations supplémentaires sur cette entité mystérieuse. L’interface, quant à elle, permet de consulter les documents collectés pour avancer dans le récit.

Chaque canal est enrichi progressivement au fil du jeu, à travers l’ajout de nouvelles versions ou de documents additionnels. Ces stades successifs d’évolution sont désignés comme des « instances ».

La modélisation de ces trois canaux ainsi que de leurs instances respectives offre une représentation claire de la dynamique évolutive du récit. Cette approche globale s’avère indispensable pour mener une analyse approfondie.

Dans le contexte des récits non-linéaires, où l’ordre de consultation des éléments narratifs n’est pas imposé, le concept d' »instance » acquiert une signification fondamentale. Plutôt que de considérer une séquence fixe, il est possible d’identifier des « morceaux d’histoire » autonomes, accessibles à divers moments du récit.

Prenons en compte un jeu vidéo où le joueur peut entreprendre des quêtes dans un ordre aléatoire. Chaque quête, bien que pouvant être réalisée à différents stades du jeu, représente un segment narratif cohérent en soi. Elle peut être considérée comme une instance à part entière.

Cette approche s’applique de la même manière à une série interactive disponible sur une plateforme de streaming, où les épisodes peuvent être visionnés dans un ordre aléatoire. Chaque épisode constitue une unité narrative indépendante qui peut être explorée séparément.

Cette conceptualisation modulaire, reposant sur l’idée d’instances autonomes, permet de cartographier avec précision l’architecture d’un récit non-linéaire, en représentant l’ensemble des trajectoires possibles à travers ses différents segments constitutifs.

Ainsi, cette démarche fournit un outil adapté pour analyser la composition dynamique propre à ce type de récits, là où les méthodes traditionnelles peinent parfois à saisir la complexité de leur structure.

Prenons l’exemple d’un récit proposé sur une plateforme de streaming, où l’utilisateur a le pouvoir de déterminer l’ordre des segments narratifs. Le récit comprend 10 segments, correspondant à 10 moments clés de l’intrigue. Au départ, l’utilisateur a accès à 3 segments, qu’il peut choisir de visionner. Une fois qu’il a visionné l’un d’eux, 3 autres segments deviennent accessibles, et ainsi de suite.

Pour modéliser ce récit non-linéaire, chaque segment accessible est considéré comme une « instance ». Bien que l’ordre puisse varier en fonction des utilisateurs, cette approche permet de saisir la structure modulaire du récit, composé de divers segments pouvant être explorés dans un ordre désordonné.
Le résultat est un modèle comprenant 10 segments/instances, offrant à chaque étape le choix entre 3 instances. Cela reflète le parcours personnalisable proposé aux utilisateurs.

Analyse des modèles : comprendre les maillons de la chaîne transmédia

Une fois la phase de modélisation accomplie, la deuxième étape cruciale implique une analyse approfondie de la structure du récit transmédia afin d’identifier les modèles et motifs narratifs qui y sont utilisés. Trois grandes catégories de modèles sont scrutées en détail : les modèles narratifs, navigationnels et d’instances.

Prenons l’illustration de l’ARG « The Black Watchmen » précédemment modélisé. Du point de vue narratif, il est observé que l’intégralité des canaux (site web, e-mails, application mobile, réseaux sociaux, etc.) sont intrinsèquement liés à une histoire collective et coopérative, axée sur une organisation secrète. Ce modèle s’inscrit donc dans la catégorie du « porte-manteau », où tous les médias contribuent conjointement à édifier un récit global et cohérent.

Dans le cas du film interactif « Bandersnatch« , une analyse des schémas de navigation dévoile que sur les 12 scènes que comporte l’expérience, 10 offrent au spectateur la possibilité de choisir parmi deux options ou plus pour orienter le déroulement de l’histoire. Le spectateur est donc en mesure de prendre des décisions à intervalles réguliers, entraînant des embranchements et des fins alternatives. Par conséquent, le modèle non-linéaire prédomine à hauteur de 80%.

En dernier lieu, la franchise renommée « Harry Potter » fait un usage substantiel du modèle « artefact » au niveau des instances. Effectivement, 90% des scènes intègrent des éléments statiques et pérennes tels que les films, les livres, les jeux vidéo, les parcs à thème, etc., accessibles à la demande. Seulement 10% des contenus présentent un caractère éphémère, tels que des événements en ligne ou temporaires. En somme, « Harry Potter » exploite principalement des instances durables, plutôt qu’un récit en constante évolution.

Les modèles narratifs, navigationnels et d’instances fournissent des outils précieux pour analyser de manière exhaustive la structure d’un récit transmédia. Chacune de ces catégories se concentre sur un aspect spécifique :

Composition « Structures » – Image réalisée en copilotage avec l’IA

Modèles Narratifs :

Ces modèles se penchent sur la manière dont les divers canaux médiatiques contribuent à la narration. Trois catégories principales sont identifiées :

  • Histoires multiples : chaque canal raconte une histoire autonome.
  • Histoire collective : tous les canaux convergent pour créer une histoire commune.
  • Canaux subsidiaires : certains canaux enrichissent une histoire portée par un canal principal.

Pour déterminer le modèle dominant, on évalue le nombre de chaînes narratives autonomes et coopératives.

Prenons l’exemple de la franchise « Harry Potter » :

  • Chaînes autonomes (films, livres, jeux vidéo, etc.) : 23
  • Chaînes coopératives (sites officiels) : 2
  • Nombre total de chaînes : 25
  • Pourcentage de chaînes autonomes : 23/25 = 92%
  • Pourcentage de chaînes coopératives : 2/25 = 8%

Le modèle à histoires multiples prédomine nettement.

Modèles de navigation :

Ces modèles analysent comment le public progresse dans le récit transmédia en termes de choix de parcours, d’interconnexion des médias et d’autonomie. Quatre modalités sont identifiées :

  • Linéaire : progression prédéterminée.
  • Non linéaire : choix multiples à des points définis.
  • Cumulatif : accumulation progressive d’informations complémentaires.
  • Connecté : navigation libre entre médias interconnectés.

Pour déterminer le modèle dominant, on calcule le pourcentage de scènes associées à chaque modalité.

Prenons un ARG comportant 10 scènes dont 3 sont linéaires :

– Pourcentage de Scènes Linéaires : 3/10 = 30%

Le modèle linéaire n’est donc pas dominant.

Modèles d’Instances :

Ces modèles se focalisent sur le niveau d’interaction du public et la nature éphémère ou durable des contenus. Quatre modèles sont identifiés :

  • Jeu de rôle : instances interactives et éphémères.
  • Centré sur le spectateur : instances non-interactives et persistantes.
  • Événement en direct : instances interactives et éphémères.
  • Artefact : instances non-interactives et persistantes.

On calcule le pourcentage d’instances correspondant à chaque modèle pour déterminer les prédominances.

Prenons un récit avec 10 scènes dont 5 sont de type jeu de rôle :

  • Pourcentage de scènes de jeu de rôle : 5/10 = 50%
  • Pourcentage de scènes centrées sur le spectateur : 100% – 50% = 50%

Ainsi, les deux modèles sont équitablement présents à 50%.

En conclusion, pour identifier les modèles narratifs dominants dans un récit transmédia, la démarche implique :

  • L’identification de toutes les chaînes narratives (films, sites web, livres, etc.).
  • Le comptage des chaînes autonomes et coopératives.
  • Le calcul du pourcentage pour chaque type de chaîne.
  • L’identification du modèle dominant grâce au pourcentage le plus élevé.

En somme, l’analyse des modèles narratifs offre une approche éclairante quant à la manière dont les divers médias contribuent à la narration. Trois modèles sont identifiés : histoires multiples indépendantes, histoire collective impliquant tous les médias, et canaux subsidiaires enrichissant un récit principal. L’évaluation des pourcentages pour chaque type de chaîne narrative permet de déterminer quel modèle prédomine dans la structure du récit transmédia. Cette analyse narrative revêt une importance capitale pour appréhender l’architecture narrative d’un récit évoluant à travers divers médias.

Des données aux connaissances : décrypter ce que les modèles révèlent

Une fois les pourcentages de chaque modèle calculés, l’étape suivante est de les interpréter pour en tirer des enseignements sur la structure narrative du récit transmédia.

Prenons l’exemple de The Black Watchmen où le modèle narratif « porte-manteau » est dominant à 100%. Cela révèle une volonté des créateurs de construire une expérience unifiée à travers tous les canaux médiatiques interconnectés.

Le modèle « porte-manteau » signifie que tous les médias participent à raconter une même histoire globale de façon complémentaire. Dans le contexte de « The Black Watchmen« , ce modèle se matérialise de la manière suivante :

Le jeu vidéo se concentre sur le parcours de l’agent infiltré au sein de l’organisation secrète, éclairant ses missions et son entraînement.

Les sites web se font les dépositaires d’informations factuelles, exposant l’histoire et le fonctionnement détaillé des Black Watchmen.

Les vidéos YouTube se transforment en fenêtres sur des entrevues et des reportages fictifs, dévoilant divers aspects de l’organisation.

Les podcasts, débloqués progressivement, fournissent des enregistrements sonores internes enrichissant l’atmosphère immersive.

Les articles de presse fictifs reconstituent les événements liés aux Black Watchmen, ajoutant une couche de réalisme contextuel.

Chaque médium contribue avec des pièces narratives distinctes, qui, une fois imbriquées, façonnent une vue d’ensemble complexe de cette organisation secrète. Le jeu vidéo se profile en tant que pilier narratif, tissant l’intrigue fondamentale, tandis que les autres canaux s’attachent à compléter l’univers de façon authentique et conséquente.

Pour reconstruire l’histoire complète, le joueur doit combiner ces éléments hétérogènes mais interconnectés. L’analyse du modèle narratif dominant révèle donc une structure en « porte-manteau » visant à créer une expérience unifiée sur tous les médias.

Face à cette analyse, une série de questions clés émergent pour une compréhension approfondie des modèles narratifs et de leur signification :

  • Quel est le modèle narratif dominant et à quel pourcentage ?
  • Quelles réflexions le modèle dominant suscite-t-il quant aux intentions des créateurs et à la configuration narrative globale ?
  • Comment le modèle narratif dominant se matérialise-t-il concrètement à travers les canaux médiatiques variés ?
  • Quelles illustrations ponctuelles émergent ?
  • Comment les médias auxiliaires contribuent-ils à étoffer ou à renforcer le média central porteur de l’intrigue ?
  • Comment se combinent et s’articulent les divers médias et canaux pour tisser un tout narratif cohérent ?
  • Quel rôle et quelle position narrative chaque média occupe-t-il dans le récit global ?
  • Comment le public est-il guidé pour naviguer entre les différents médias et ainsi reconstituer l’intégralité de l’histoire ?
  • Quelles révélations la structure narrative du récit offre-t-elle quant à l’expérience envisagée par les créateurs à l’intention du public ?

En résumé, l’objectif principal est de transformer les chiffres des modèles narratifs en une compréhension approfondie de la manière dont l’histoire fonctionne à travers différents médias et canaux. Cette approche d’analyse nous permet de mettre en lumière les aspects subtils, les intentions et les significations cachées de l’histoire, ce qui guide notre interprétation éclairée des récits transmédias dans leur ensemble.

Conclusion : contributions et limites d’une analyse structurelle des récits transmédias

Cette réflexion a permis d’évaluer l’efficacité d’une méthodologie d’analyse structurelle appliquée aux récits transmédias, en utilisant des modèles narratifs, navigationnels et d’instances.

L’application à diverses études de cas a mis en évidence que cette approche pouvait fournir une lecture à la fois quantitative et qualitative approfondie de ces expériences narratives complexes. Les calculs de pourcentages guident l’identification des structures dominantes, tandis que l’analyse qualitative permet d’en extraire des enseignements sur les intentions des créateurs et la dynamique narrative globale.

Cependant, certaines limitations demeurent, notamment en ce qui concerne la disponibilité parfois restreinte des données nécessaires à l’analyse, ainsi que la classification des cas limites entre différents modèles. De plus, pour gagner en robustesse, cette méthodologie pourrait être associée à d’autres approches narratives complémentaires, portant par exemple sur les personnages et l’univers fictionnel.

Plusieurs pistes d’amélioration se profilent, comme l’enrichissement de la méthodologie par de nouveaux modèles narratifs ou le développement d’outils interactifs de visualisation des structures. À l’avenir, une intégration avec d’autres niveaux d’analyse pourrait permettre une appréhension plus globale du fonctionnement des récits à travers divers médias.

Malgré les défis à relever, cette approche structurelle offre déjà une base solide pour les chercheurs et professionnels qui souhaitent approfondir leur exploration des récits transmédias émergents. Une fois affinée et combinée à d’autres perspectives, elle dévoile le potentiel de mettre en lumière toute la complexité inhérente à ces nouvelles formes narratives.

Pour info :

The Black Watchmen est un jeu de réalité alternée permanente (PARG) dans lequel les joueurs rejoignent les rangs d’un groupe paramilitaire appelé The Black Watchmen. Ce groupe se consacre à la protection du public contre les phénomènes dangereux qui dépassent l’entendement humain, tels que les meurtres rituels, les sociétés secrètes occultes et le paranormal. En tant qu’organisation mondiale, les Black Watchmen offrent un large éventail de compétences et de services pour des missions secrètes partout dans le monde, pour le compte de n’importe quel groupe, société ou gouvernement qui peut se les offrir. Le jeu publie du nouveau contenu selon un calendrier de deux semaines au cours d’une saison active, ce qui permet aux actions des joueurs d’avoir un impact direct sur le jeu. La narration de The Black Watchmen se mêle à des faits historiques et constitue une expérience évolutive influencée par l’utilisateur.

Sitographie

Source de l’image

Frankie Fouganthin, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0&gt;, via Wikimedia Commons